mardi 29 décembre 2015

Pierre LEGENDRE et le dualisme rentiers/pionniers

Ce blog a déjà utilisé le concept de lutte des places évoqué par Michel LUSSAULT en 2009 (http://bit.ly/1x93MJU).

Bien avant cela, et même dès 1968, le spécialiste de l’histoire de l’administration Pierre LEGENDRE parlait de « course aux places » pour décrire la fonction publique française.

Ce professeur de droit né en 1930  a enseigné en droit public au sein de l’Université Paris I et est souvent apparu comme un excentrique incompréhensible à nombre de ses collègues.

Bon connaisseur de l’histoire, du latin et du droit canon, il insiste sur la dualité romano-canonique. Cette dimension capitale de notre passé est mieux comprise par les historiens comme Patrick BOUCHERON que par certains juristes...


Grand amateur du Japon (son traducteur étant NISHITANI Osamu), Pierre LEGENDRE a également refusé de se laisser enfermer dans le contexte occidental.





Si Pierre LEGENDRE est si important pour la réflexion relative à la coopération en copropriété, c’est parce qu’il a eu raison très tôt en matière d’action publique et qu’il ne se berce pas d’illusions.

Bien entendu, il ne faut pas le prendre pour un prophète dont les paroles seraient soudainement survenues. Ses observations s’inscrivent dans une tradition historique très riche qui a commencé dès le XVIIe siècle. Même s’il ne le présenterait sans doute pas de cette manière, Pierre LEGENDRE est un lointain héritier de John BELLERS qui formulait dès 1696 des observations assez proches, avec une référence implicite au pape Grégoire le Grand (vers 540 – 604) (http://bit.ly/1HK1JQY).

A ce titre, il faut citer le magnifique texte qu’a rédigé Pierre LEGENDRE, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Editions de Minuit, Paris, 1976, 275 p.

Mythe de l’administration efficace et culte du chef

Avec beaucoup de talent, Pierre LEGENDRE dénonce la phraséologie des bureaucrates qui oppriment la population en faisant croire à cette dernière qu’elle « participe » à la gestion de ses affaires :

« Si la psychanalyse peut avancer une chose, une seule chose, pour l’usage politique, c’est certainement ceci : nous avons prise sur notre aliénation. D’abord, en en parlant. Mais comment la parole pourrait-elle fonctionner, quand elle est serve d’une maîtrise jamais démentie ni même simplement repérée, de cette science des chefs fabuleuse ? D’ailleurs, qui parle, sinon les porteurs autorisés, les idoles savantes, de ce divin savoir répandu sur l’humanité ignorante ? En dernier lieu, dans les zones supérieures de la bureaucratie française, la nouvelle recette hiérarchique consiste à déclarer caduc tout pouvoir, au nom d’une théorie du sens puisée aux meilleures sources : le Pouvoir n’existe pas, puisque nous y sommes. La réforme centraliste consiste fondamentalement en ceci : changer les chefs méchants en chefs bons et généreux, opération qui ne suppose même plus la rotation des états-majors. Une telle doctrine fait marcher. Dans ces conditions, m’opposait un étudiant versé en ces sciences merveilleuses, vous niez la novation. Il voulait dire l’innovation, car novation il y a bel et bien, comme l’entendent les juristes pour expliquer la transfusion de la dette dans une autre obligation, mémorable doctrine de la reproduction empruntée à nos ancêtres les Romains. Autrement dit, la politique change de bocal ; se perpétue dès lors le système, l’intouchable organisation fondée par un discours. Ce n’est pas là parler, mais rabâcher. » (Jouir du pouvoir, p. 17).

Les prétentions à la réforme administrative consistent donc à croire que remplacer de « méchants » chefs par des « gentils » suffira…

Pierre LEGENDRE a bien raison d’ironiser.

Nationalisme, illusion et omniprésence des conflits d’intérêts

Le présent blog tire également la sonnette d’alarme quant aux conflits d’intérêts entre d’un côté la population précarisée (notamment en copropriété du fait de l’alourdissement des charges imposées par l’Etat) et, de l’autre côté, les rentiers qui composent l’administration, et cela malgré les propagandes hypocrites. Là encore, le propos de Pierre LEGENDRE est salutaire :

« Les cartes de la bureaucratie ne seront jamais sur la table, car les administrations sont aussi des lieux où tout le monde apprend à s’y mentir à l’aise » (Jouir du pouvoir, p. 18).

Pierre LEGENDRE a donc bien compris la dangerosité de la phraséologie nationaliste qui fait pendant au délire bureaucratique.

L’idée d’une unité artificielle de la nation pour dissimuler les conflits d’intérêts et les antagonismes sert à construire l’omnipotence de chefs nationalistes qui se veulent tout-puissants.

« Le délire de la vérité universelle est, en fait, l’articulation majeure du système signifiant de la garantie patriotique. Il n’est pas vrai que le peuple parlant français soit Un, il n’est pas vrai qu’il vive en paix. La vie sociale est un tissu de drames sans fin, d’oppositions sans remède sinon celui d’une guerre civile tantôt froide et tantôt chaude, de sacrifices humains en tous genres, en un mot de différences absolument tragiques entre ceux qui jouissent et ceux qui dans le texte ont aussi leur place, bien qu’ils jouissent à la manière inverse de celle des chefs. » (Jouir du pouvoir, p. 66).

Dès lors, les nationalistes sont toujours un peu des bouffons. « Le nationalisme, il n’y a qu’une façon d’en parler, pour forcer le discours et pour en faire passer la maudite formule, c’est d’en rire. » (Jouir du pouvoir, p. 85).

Le poids des sacrifices

L’Etat centralisateur est ainsi une mécanique oppressive, notamment dans sa dimension fiscale, puisqu’il sert une caste de privilégiés alliée à des courtisans menteurs.

« La méconnaissance du caractère persécutif de l’organisation centraliste est encore de nos jours un indice non négligeable du classicisme dans l’effort de repérage théorique, cet effort fût-il apparemment cassant avec les traditions de ce système ultra-conservateur. La persécution procède avant tout, en ses manifestations bureaucratiques, d’un amour insensé dirigé vers l’idéal de la Loi incarné par les chefs innocents. » (Jouir du pouvoir, p. 215).

Les délires technocratiques arrogants de la loi ALUR en 2014 étaient anticipés par Pierre LEGENDRE dès 1976.

Pierre LEGENDRE a donc compris parfaitement l’injustice des charges fiscales. Or, cette question domine le monde de la copropriété, puisque ce dernier constitue un système fiscal camouflé et injuste.

« Au fond, l’impôt moderne, quoi qu’en disent les propagandes, représente un perfectionnement de ce que les juristes latins du Moyen Âge appelaient exactio, formule vulgairement retranscrite en exaction » (Jouir du pouvoir, p. 230).

Pierre LEGENDRE a donc parfaitement compris la notion de fracture sacrificielle, car « un sacrifice, surtout d’argent, représente davantage que la chose ou les sommes sacrifiées » (Jouir du pouvoir, p. 230).

Participation, piège à pigeons

Dès lors, il fustige la logorrhée participative quand elle n’est qu’une tromperie inventée par des réseaux technocratiques pour abuser la population et lui imposer l’obéissance. Participation, innovation, réforme, ce sont là des « révolutions-pour-rire » et des « simulacres de destruction de l’Etat méchant et centralisateur » (Jouir du pouvoir, pp. 149-150).

La participation prônée par les technocrates est donc, le plus souvent, un piège à pigeons car ils ne veulent à aucun prix d’une irruption de la population dans l’évaluation des privilèges.

« Un monde dans lequel chacun penserait par soi-même, c’est-à-dire d’une façon critique en dehors des normes grossièrement assénées par les propagandes, serait tenu pour invivable et son coût financier deviendrait prohibitif, au regard de l’aménagement technocratique. C’est ce que pense à haute voix, non sans rappel d’expérience, dans les hauts-lieux de l’organisation, là où les quiproquos de la gestion participative, de la participation, etc., sont le plus clairement perçus. Le problème institutionnel de la participation est avant tout le problème des bornes à poser aux contre-discours ayant pour cible le pouvoir sous toutes ses formes, afin d’en détourner l’effrayante menace, menace que personne ne peut contrôler, à commencer par bien des adversaires de l’Etat centraliste, fascinés à leur tour par la rhétorique terrorisante où s’exprime communément le centralisme. » (Jouir du pouvoir, p. 73).

Derrière la malveillance bureaucratique à l’égard des citoyens autonomes se cache la volonté de multiplier les rentes de situation.

Les Français, tous fonctionnaires ?

Reprenant un vieux slogan publicitaire, Pierre LEGENDRE lance son fameux : « les Anglais tous actionnaires, les Allemands tous factionnaires, les Français tous fonctionnaires » (Pierre LEGENDRE, Trésor historique de l’Etat en France. L’Administration classique, Fayard, Paris, 1992, 638 p. et notamment p. 454 pour la citation).

Ce slogan fut utilisé par la Maison des Abeilles, une manufacture de vêtements de Fécamp, en sachant que Pierre LEGENDRE est originaire de Normandie…





A la même page 454 du Trésor historique de l’Etat en France, Pierre LEGENDRE explique qu’en 1839, il y avait 1 fonctionnaire pour 261 habitants et 1 pour 54 en 1914.

Aujourd’hui, il y en a 5,6 millions, soit un pour 12 habitants…

Dans le même temps, alors que l’on est passé de 35 millions à 66 millions d’habitants en France, le nombre de magistrats n’a pas varié, avec la surcharge de travail que cela implique… Quant aux militaires, ils sont toujours plus nombreux à être précarisés.

Ainsi, des rentes à vie, pour les fonctionnaires qui s’occupent de propagande à coup de deniers publics, il y en a. Pas besoin de faire des économies à ce niveau.

Par contre, pour les soldats et les magistrats, il n’y a pas de moyens pour créer des rentes supplémentaires, au nom des économies, paraît-il...

Dualisme et tentation de la fuite pionnière

Malgré tout, la tentation simpliste du rejet radical de la rente serait dangereuse.

Le dépassement des scléroses de l’Etat par une utopie simpliste, c’est le risque permanent auquel est exposé l’Europe.

Le culte du pionnier qui échappe aux impasses des privilèges pour créer ailleurs un monde nouveau pose aussi problème, mais ce n’est pas un hasard s’il hante l’Occident.

D’un côté, les Etats européens sont les héritiers de l’empereur byzantin Justinien qui, en 533, a compilé le droit romain et a eu la prétention de soumettre le monde méditerranéen à son administration (Pierre LEGENDRE Leçons IX L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Etude sur l’architecture dogmatique des sociétés, Fayard, 2009, 539 p., et notamment p. 33).

Byzance s’est épuisée dans ce projet, et notamment dans ses luttes pour reconquérir l’Italie, ce qui explique le succès de la conquête arabe quelques décennies plus tard.

De l’autre, l’Eglise catholique a, elle aussi, tenté d’établir un système de droit qui, lui, ne se souciait pas des frontières et aspirait à construire une société idéale. C’était le canon (kanôn , du grec ancien κανών, le roseau, le fléau de la balance), ensemble de règles sous contrôle pontifical (Leçons IX, p. 41).

Dès lors, une confrontation permanente se niche dans l’esprit des Occidentaux. D’un côté, la pesanteur d’un système de droit hérité du monde romain est omniprésente, que l’on s’en accoutume par bassesse ou que l’on en éprouve de la nostalgie. D’un autre côté, chacun est nostalgique d’un législateur suprême écrivant sous la dictée divine (Leçons IX, pp. 74-75).

Même pour nous, cette leçon est importante. L’idéal coopératif ressemble furieusement à un nouveau droit canon. L’action participative décrite par l’Alliance Coopérative Internationale (ACI) pourrait servir de nouvel idéal pour des pionniers soucieux de s’extraire des pesanteurs de la société.

Certes, confronter le droit de l’ACI à celui des Etats est intéressant.

Toutefois, glisser dans l’illusion que l’on peut échapper à ses propres tentations nationales en se réfugiant derrière les principes de l’ACI serait une grave erreur.

Croire que l’on peut fuir ses responsabilités collectives en fondant son monde nouveau tout seul dans son coin serait également une erreur.

Pierre LEGENDRE ne prône ni l’un, ni l’autre et nous met en garde contre l’illusion de vouloir faire du passé table rase. C’est tout l’intérêt de son œuvre.

lundi 16 novembre 2015

René GIRARD, anthropologue de la réciprocité

Le présent blog a rendu hommage à René GIRARD qui nous a quittés le 04 novembre 2015 (http://bit.ly/1Pu8MC6).
L’étude de ses idées est d’autant plus urgente qu’en ces temps difficiles, il est impératif de penser l’avenir, tout en s’associant à la douleur des personnes frappées par les événements du 13 novembre 2015.


La dimension mimétique de la grande violence qui a frappé l’Île-de-France apparaît clairement et avait fait l’objet d’avertissements des spécialistes.


La frustration joue un grand rôle chez les soutiens des dynamiques dangereuses.


Pourtant, les recherches de René GIRARD sont trop longtemps restées inutilisées par beaucoup.

On se souvient des reproches virulents que lui ont adressés certains intellectuels qui parlaient d’une « imposture » à son propos (André RÉGNIER, compte-rendu sur Des Choses cachées depuis la fondation du monde, L’Homme et la société, 1979, volume 51, n° 1, p. 256).

Fort heureusement, René GIRARD compte de nombreux amis en France, et notamment l’Association Recherches Mimétiques (http://www.rene-girard.fr/57_p_22133/accueil.html).

Trois reproches étaient fréquemment lancés à René GIRARD.

D’abord, on l’accusait de démesure (au sens où sa théorie était suspectée de prétention). En bref, il donnait l’impression de vouloir avoir réponse à tout.

Ensuite, on lui reprochait un certain dogmatisme, notamment parce qu’il évoquait les Ecritures et qu’il stigmatisait la dimension satanique du désir mimétique. Les personnes jalouses des autres se sentaient visées et accusées d’être des suppôts de Satan…

Enfin, on lui imputait un certain ethnocentrisme, parce qu’il pensait que les solutions pour éviter la nocivité du désir mimétique étaient essentiellement judéo-chrétiennes.

René GIRARD lui-même a reconnu avoir tenu des propos trop intransigeants contre ses opposants.

Cela a pu donner l’impression que sa théorie visait à répondre à toutes les questions que peut se poser le monde intellectuel, ce qui n’était pas le cas (http://bookhaven.stanford.edu/tag/rene-girard/).

Dans le lien ci-dessus, René GIRARD critiquait la dangerosité des modes intellectuelles. En ces temps d’unanimisme de façade, et cela pour la deuxième fois au cours de cette année, son observation est particulièrement opportune. La langue de bois sentimentaliste sert à dissimuler des fautes lourdes.

Aujourd’hui, René GIRARD est un peu plus à la mode lui-même, ce qu’il redoutait avec le sourire.

Maintenant, cela n’empêche pas d’analyser les 3 grandes accusations portées contre lui et évoquées plus haut. Bien qu’elles puissent s’expliquer, elles étaient parfois déplacées de la part de ceux qui les proféraient.

1/ Démesure ou éloge de la distance salutaire ?

René GIRARD n’a jamais prétendu rédiger un traité général de science politique. De la même manière, il n’a pas voulu créer une école de sociologie, d’économie ou de droit.

Constamment, il s’est présenté comme un anthropologue que ses découvertes ont conduit vers le christianisme.

« Ce qui m’a orienté vers la violence, c’est l’espoir de réussir là où l’anthropologie du XIXe siècle avait échoué, dans l’explication de l’origine du religieux, des mythes et des rites. Et tout ceci bien sûr pour aboutir au christianisme » (René GIRARD, Celui par qui le scandale arrive, entretiens avec Maria Stella BARBERI, Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. 193).

En affirmant un fait anthropologique, à savoir le désir de chacun d’avoir ce que désire l’autre, René GIRARD a formulé une règle générale qui s’applique à toute la société.

C’est le propre de l’anthropologie de décrire des faits qui s’appliquent à tout homme. On peut contester une anthropologie, mais on ne peut lui reprocher d’avoir des conséquences générales.

Le vrai problème est que les adversaires de René GIRARD ont aussi adopté une anthropologie, sans le dire, sans en débattre et sans comprendre que leur propre anthropologie cachée était fantaisiste.

Ce n’est donc pas René GIRARD qui a empiété sur le domaine des économistes, des juristes et des sociologues. Ce sont ces derniers qui ont empiété sur l’anthropologie pour dire rigoureusement n’importe quoi.

Prenons l’exemple de Jacques GÉNÉREUX (La Dissociété, Seuil, Paris, 2006, 450 p.).

Cet économiste a parfaitement compris le rapport problématique de nos sociétés au sacrifice. On attend le sacrifice des autres mais on ne souhaite pas se sacrifier soi-même. Au contraire, le nouvel héroïsme consiste à arnaquer son prochain.

« Les héros de mon enfance donnaient leur vie pour les autres. Les héros de mes enfants tuent et dominent les autres pour survivre. » Dès lors, on assiste à « une guerre qui oppose l’individu à la société, oppose chacun à tout ce qui n’est pas lui-même ou son clone, car toute altérité véritable est ressentie comme une menace quand a disparu le sentiment d’appartenance à une communauté plus large que les communautés naturelles de sang et de voisinage » (p. 109).

Que propose Jacques GÉNÉREUX pour sortir de ce dilemme ? Rien, sinon une forme de prêche un peu vain et d’un appel à la générosité qui n’a aucun sens. Et en plus, il en est conscient, car il déclare à la fin de son livre :

« Tout ça pour ça ! Après des années de recherches, un universitaire inflige allègrement des centaines de pages à un lecteur patient et courageux pour lui annoncer, sans rire, que ce qui sauvera l’humanité, ce sont les beaux discours » (p. 443).

Au moins, Jacques GÉNÉREUX reste honnête et garde le sens de l’humour.

René GIRARD, lui, a repéré une dynamique anthropologique qui permet une solution.

Dans l’idéal, la bonne réciprocité est souhaitable. On peut espérer que chacun fasse du bien à autrui parce qu’autrui lui aura fait du bien. Dans les faits, il y a toujours une rupture de l’échange réciproque. Certains font du bien aux autres et sont récompensés par de l’ingratitude. Doit-on basculer dans la loi du Talion et dans un cycle permanent de vengeance ? Œil pour œil, dent pour dent (Exode XXI, 24) ? Faut-il toujours se focaliser sur une stricte réciprocité ? René GIRARD ne le pense pas :

« Quant aux échanges, ils ne doivent pas apparaître pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire réciproques : telle est la loi du vivre-ensemble. L’existence n’est vivable que si la réciprocité n’apparaît pas » (Achever Clausewitz, p. 120)

Les sociétés dites archaïques ont inventé les rites pour retarder ce moment où les comptes sont réglés, et donc reculer l’instant du règlement de comptes.

« Les différences artificielles protégeaient réellement les communautés archaïques, je pense, d’une mauvaise réciprocité toujours précédée et annoncée par l’accélération inquiétante de la bonne réciprocité » (Celui par qui le scandale arrive, p. 32)

Certes, à l’avenir, il est souhaitable de construire des relations harmonieuses entre les hommes, mais dans le passé, ces relations n’ont pas toujours été saines.

Des exploitations ont existé. Par suite, des divergences d’intérêts sont nées.

Un fonctionnaire rentier malveillant ne peut que détester et craindre les serviteurs de l’Etat dévoués qui acceptent de faire des sacrifices.

Si les agents dévoués au service public sont récompensés, il y aura moins de fonds pour les fonctionnaires sans mérite. Les deux groupes ont une profonde divergence d’intérêts. Cette divergence ne doit pas dégénérer en conflit.

Pour cela, il faut créer de la distance. On ne doit pas demander au fonctionnaire qui a failli d’œuvrer pour une politique qui va le pénaliser au vu de son passé. On doit le mettre à distance des missions qui le gêneraient.

Ce mécanisme, René GIRARD l’avait parfaitement compris. C’est pour cela qu’il remarquait le rôle essentiel des différences et l’utilité d’une réponse différée aux attentes des individus. Cela crée une distance salutaire dans les échanges sociaux. Ces derniers ne doivent pas être gouvernés par l’urgence, l’immédiateté et la violence.

« La différence et le diffèrement, c’est tout ce qui permet sinon de détruire, tout au moins de masquer l’indestructible réciprocité, de la retarder en mettant le plus grand intervalle possible entre les moments qui la composent, intervalle de temps et d’espace, dans l’espoir que la réciprocité des échanges passera inaperçue » (Celui par qui le scandale arrive, p. 33).

Une économiste comme Elinor OSTROM a parfaitement démontré comment on peut organiser l’action collective pour respecter cet impératif et éviter la virulence des conflits d’intérêts.

Créer des groupes bien distincts au sein desquels personne n’arnaque l’autre, c’est le meilleur moyen d’éviter la violence. Ces groupes peuvent alors avoir des rapports harmonieux entre eux, y compris lorsqu’ils ont des intérêts différents. Toutefois, il ne doit exister aucune confusion forcée entre les groupes sur fond d’échanges mensongers et de désir mimétique.

On notera qu’Elinor OSTROM a travaillé à l’Université de l’Indiana dans les années 1970, université où René GIRARD a obtenu un doctorat en 1950…

2/ Dogmatisme ou théologie inachevée ?

Le second reproche fait à René GIRARD a bien plus nui à sa réputation, surtout dans le contexte français de durcissement laïc.

D’ailleurs, l’accusation en question explique les réticences des milieux universitaires hexagonaux à son égard.

Suite à ses trouvailles anthropologiques, René GIRARD a remarqué l’intérêt des textes bibliques pour lutter contre le désir mimétique et la violence qu’il suscite.

Soyons francs, René GIRARD est devenu un chrétien fervent et n’a pas manqué de l’affirmer dans ses livres.

Plus grave encore, il a décrit le désir mimétique comme un phénomène diabolique.

D’abord, il analysa le terme biblique de scandale (en grec, σκανδαλον, skandalon).

Le scandale, c’est la pierre d’achoppement, ce qui fait chuter, ce qui incite à commettre un péché. Or, le désir mimétique est un scandale car, en voulant ce que possède l’autre, on est conduit vers le péché, et notamment l’envie.

« Le skandalon, c’est le désir lui-même, toujours plus obsédé par les obstacles qu’il suscite, et les multipliant autour de lui. Il faut donc que ce soit le contraire de l’amour au sens chrétien » (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 439)

Dès lors, René GIRARD dénonça, dans toute communauté dysfonctionnelle, « la chasse aux boucs émissaires, le principe satanique sur lequel repose non seulement cette communauté, mais toutes les communautés humaines » (René GIRARD, La Route antique des hommes pervers, Grasset, Paris, 1985, p. 184).

Reprenant les enseignements de la théologie médiévale, René GIRARD rappela que Satan s’opposant à la création, il représente une absence d’être, un refus de l’ordre voulu par Dieu (Celui par qui le scandale arrive, p. 92).

Cela ressemble furieusement à une excommunication à l’encontre des opposants à la théorie mimétique, à l’image de ce qu’a dit le Pape François contre les mafieux, qu’il a excommuniés.


Toutefois, on remarque que le Pape, lui-même, insiste beaucoup plus sur la réinsertion que sur la rétorsion.

Pour le Pape, c’est le mafieux impuni qui est excommunié. Le mafieux qui a été mis en prison peut, quant à lui, rencontrer Dieu.

René GIRARD, qui refusait la réciprocité de rétorsion (c’est-à-dire la loi du Talion), partageait cette approche.

D’ailleurs, il ne prétendait pas que le fait d’être chrétien immunise contre le désir mimétique. Au contraire, le christianisme peut aussi être interprété au profit d’une vision sacrificielle qui n’est pas neutre. Celui qui se sacrifie peut avoir l’intention de se créer un pouvoir sur la société tout en se détachant de la communauté pour mieux la dominer.

« Loin d’être exclusivement chrétien, et de constituer le sommet de l’ ‘‘altruisme’’, face à un ‘‘égoïsme’’ qui sacrifie l’autre de gaieté de cœur, le se sacrifier pourrait camoufler, dans bien des cas, derrière un alibi ‘‘chrétien’’, des formes d’esclavage suscitées par le désir mimétique. Il y a aussi un ‘‘masochisme’’ du se sacrifier, et il en dit plus long sur lui-même qu’il n’en a conscience et qu’il ne le souhaite ; il pourrait bien dissimuler le cas échéant un désir de se sacraliser et de se diviniser toujours situé, visiblement, dans le prolongement direct de la vieille illusion sacrificielle » (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, pp. 259-260).

L’actualité montre qu’il y a, en effet, beaucoup à dire sur la politique qui a consisté à demander des sacrifices à certaines populations.

En appelant à des sacrifices, on transforme les victimes de ces sacrifices en sacrificateurs, c’est-à-dire des personnes qui font des sacrifices. Celui qui fait des sacrifices gagne un pouvoir sacré, ainsi que la faculté de dire qui est pur et qui est impur. Si le sacrificateur manque de mesure, la dangerosité de cette délimitation radicale peut être catastrophique.

René GIRARD admettait donc que l’on peut avoir une lecture problématique de certains passages de la Bible. L’Epitre aux Hébreux peut être perçu comme validant l’idée du sacrifice de l’autre (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 254).

Néanmoins, René GIRARD présenta son attachement au christianisme de manière très ferme.

Certes, il a permis une lecture anthropologique des Ecritures, ce qui a initié un renouveau du christianisme fondé sur une approche rationnelle. De plus, il a fustigé l’impunité et le relativisme.

Dans le même temps, ses phrases ont pu être perçues comme des prophéties ou des anathèmes pas très œcuméniques. Aussi, il appartiendra à ses disciples d’élaborer une théologie systématique qui puisse montrer que tous les chrétiens peuvent être contaminés par le désir mimétique, alors que les non chrétiens peuvent y échapper, y compris grâce à d’autres cultures.

3/ Ethnocentrisme ou approximation ?

René GIRARD avait une vision assez sombre de la situation mondiale actuelle.

En effet, pour lui :

« La civilisation européenne est la première culture qui s’adresse à la terre entière » (Achever Clausewitz, p. 298).

Dans le même temps, l’Occident a oublié ses valeurs depuis le XIXe siècle. Cela date de la montée du concept de guerre totale, avec Clausewitz lors des guerres napoléoniennes.

« C’est la fin de l’Europe qu’annonce Clausewitz. Nous le voyons annoncer Hitler, Staline et la suite de tout cela, qui n’est plus rien, qui est la non-pensée américaine dans l’Occident. Nous sommes aujourd’hui vraiment devant le néant. Sur le plan politique, sur le plan littéraire, sur tous les plans. Vous allez voir, cela se réalise peu à peu » (Achever Clausewitz, p. 195).

Dans ce cadre, aux yeux de René GIRARD, il n’y avait rien à attendre d’une émulation intellectuelle avec la Chine :

« Il s’agit en fait d’une lutte entre deux capitalismes qui vont se ressembler de plus en plus. A la différence près que les Chinois, qui ont une vieille culture militaire, ont théorisé depuis trois mille ans le fait qu’il faut utiliser la force de l’adversaire pour mieux la retourner. Les Chinois subissent donc moins l’attraction du modèle occidental, qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. Leur politique est peut-être d’autant plus redoutable, qu’elle connaît et maîtrise le mimétisme » (Achever Clausewitz, p. 91).

Quant au Japon, c’est le pays du mimétisme par excellence.

Les geishas, les marionnettes du Kabuki et l’empereur son des boucs émissaires qui servent à souder la communauté (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 156, citant YAMAGUCHI Masao, « La structure mythico-théâtrale de la royauté japonaise », Esprit, février 1973, pp. 315-342).

René GIRARD n’était ni un spécialiste de la Chine, ni un connaisseur de la langue et de la civilisation japonaises.

Désormais, il appartiendra aux tenants de la théorie du désir mimétique d’étudier avec plus d’attention ces deux civilisations.

Ainsi, ils pourront y découvrir des pistes anciennes et plus intéressantes encore que la Bible pour combattre la fracture sacrificielle.

Le lecteur doit, ainsi, être renvoyé aux travaux de Robert ENO, issu de l’université de l’Indiana, comme Elinor OSTROM et René GIRARD. Robert ENO a étudié le mohisme, c’est-à-dire la pensée de Mò Zǐ () (vers 479 av. JC à vers 392 av. JC).

Mò Zǐ était un lettré du royaume de Lu (dans l’actuelle péninsule du Shandong en Chine).

Même l’hebdomadaire France catholique (n° 3149, 23 janvier 2009, pp. 22 à 24) s’est intéressé à sa pensée, en espérant que le regain d’intérêt qu’elle suscite facilitera le dialogue entre les cultures.

En effet, Mò Zǐ était favorable à l’amour universel (voir http://ctext.org/mozi pour le traité qui lui est attribué).

De la même manière, il s’inquiétait de la violence et de la rapacité à l’égard de celui qui est hors du groupe. Ce qu’il décrivait comme un danger, c’était clairement le désir mimétique. L’envie était perçue comme conduisant au chaos des pulsions individuelles, au règne de la violence et à la persécution des boucs-émissaires.

Pour mettre fin à ce désir mimétique, la règle que Mò Zǐ préconisait était le principe de l’identification au supérieur.

Cela ne devait pas reposer sur une fiction ou un mensonge. Le supérieur ne devait pas jouir de privilèges en faisant semblant de vivre comme le peuple.

Le supérieur ne pouvait gagner la confiance du peuple que s’il vivait dans strictement les mêmes conditions que lui. Le supérieur devait partager le sort de ceux auxquels il donnait des ordres. C’est exactement la solution que suggérait René GIRARD en se basant sur l’imitation de Jésus Christ.

Mò Zǐ proposait donc une lutte permanente contre les privilèges.

De la même manière, il refusait que l’on demande à certains de se sacrifier pour assurer l’impunité de ceux qui ont failli.

Selon sa célèbre formule, pas de récompense pour l’injuste (不義不富).

Et surtout, pas de proximité pour l’injuste (不義不).

Celui qui n’a pas su ou pas pu être juste avec les autres ne devait donc pas être puni et éliminé dans une spirale de violence incessante.

Avant tout, il devait être mis à distance pour éviter que les injustices et les sacrifices ne recommencent.

Ainsi, on pouvait construire un ordre social meilleur sans pour autant porter atteinte à l’amour universel.


C’est exactement ce sur quoi insistait René GIRARD. La Chine et le Japon peuvent donc aussi trouver des solutions fortes contre le désir mimétique. Le devoir des tenants des recherches mimétiques est désormais de le démontrer plus précisément.

dimanche 15 novembre 2015

René GIRARD avait raison




Le 04 novembre 2015, René GIRARD nous a quittés.

Cet académicien français né en 1923 a marqué l’anthropologie théorique française, même s’il avait ses détracteurs.

L’essentiel de sa carrière s’est déroulé aux Etats-Unis, et notamment à Stanford en Californie, où il est décédé.

Même s’il a parfois été présenté comme un autodidacte, on notera qu’il fut élève de l’Ecole des Chartes.

Le présent blog ne pouvait que rendre hommage à ce penseur dont les idées ont fortement influencé la création de l’association LGOC, surtout dans les circonstances difficiles actuelles.

Trop souvent, l’apport des idées de René GIRARD a été minimisé au sein du monde intellectuel français, notamment parce que sa démarche a été présentée de manière tronquée.

En effet, on peut repérer 5 concepts très utiles qui sont mis en lumière dans l’œuvre de René GIRARD :

1/ Le désir mimétique

2/ La mauvaise conscience liée à la rivalité

3/ La crise sacrificielle

4/ Le dangereux pouvoir du sacré

5/ La solution du sort partagé

Trop souvent, les deux derniers points sont ignorés, ce qui explique les limites rencontrées par les chercheurs en les sciences humaines français.

1/ Le désir mimétique

René GIRARD définit le désir mimétique comme le « désir de ce que l’autre possède » (René GIRARD, Achever Clausewitz, entretiens avec Benoît CHANTRE, Carnets nord, Paris, 2007, p. 73)

Ce désir est lié à l’importance de l’imitation dans la vie humaine, et notamment dans l’apprentissage.

« Il n’y a rien ou presque, dans les comportements humains, qui ne soit appris, et tout apprentissage se ramène à l’imitation. Si les hommes, tout à coup, cessaient d’imiter, toutes les formes culturelles s’évanouiraient » (René GIRARD, Des Choses cachées depuis la fondation du monde, entretiens avec Jean-Michel OUGHOURLIAN et Guy LETORT, Bernard Grasset, Paris, 1978, p. 15)

Dès lors, la tentation d’imiter l’autre génère le désir mimétique.

« Si un individu voit un de ses congénères tendre la main vers un objet, il est aussitôt tenté d’imiter son geste » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 16).

Ce concept était assez simple à comprendre et pas vraiment novateur.

N’importe quel enfant a pu constater les affres de l’envie chez ses congénères.

2/ La mauvaise conscience liée à la rivalité

René GIRARD a aussi constaté que le désir d’avoir ce que l’autre possède génère une rivalité souvent refoulée mais bien réelle.

« Pour débrouiller l’écheveau du désir, il faut et il suffit d’admettre que tout commence par la rivalité pour l’objet. L’objet passe au rang d’objet disputé et de ce fait les convoitises qu’il éveille, de part et d’autre, s’avivent » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 319)

Cette rivalité est potentiellement dangereuse, car elle conduit à une escalade qui vise à l’élimination du rival.

« Le sujet qui ne peut pas décider par lui-même de l’objet qu’il doit désirer, s’appuie sur le désir d’un autre. Et il transforme automatiquement le désir modèle en un désir qui contrecarre le sien. Parce qu’il ne comprend pas le caractère automatique de la rivalité, l’imitateur fait bientôt du fait même d’être contrecarré, repoussé et rejeté, l’excitant majeur de son désir. Sous une forme ou sous une autre, il va incorporer toujours plus de violence à son désir. Reconnaître cette tendance, c’est reconnaître que le désir, à la limite, tend vers la mort, celle de l’autre, du modèle-obstacle, et celle du sujet lui-même » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 436)

Celui qui éprouve le désir mimétique est confusément conscient de la dangerosité de ce sentiment, ce qui le met mal à l’aise tout en accroissant sa détestation à l’égard de son adversaire.

Cette mauvaise conscience de celui qui éprouve le désir mimétique guette tout autant le pauvre que le riche, le maître que l’esclave.

Celui qui est positionné entre l’objet désiré et celui qui désire cet objet empêche donc un accès immédiat à l’objet désiré. Cette personne qui s’interfère et empêche l’immédiateté est appelée « médiateur » par René GIRARD.

« La maîtrise finit dans le masochisme mais l’esclavage y conduit plus directement encore. La victime de la médiation interne, rappelons-le, croit toujours deviner une intention hostile dans l’obstacle mécanique que lui oppose le désir de son médiateur. Cette victime s’indigne bruyamment mais elle croit mériter, au font d’elle-même, la punition qui lui est infligée. L’hostilité du médiateur paraît toujours un peu légitime car on se juge, par définition, inférieur à celui dont on copie le désir. » [René GIRARD, Mensonge romantique et vérité romanesque, Hachette, Paris, 2000 (édition originale en 1961), p. 204]

Les mandarins universitaires jaloux de leurs collègues, les rentiers agrippés à leurs privilèges et les notables malveillants inquiets pour leurs prébendes n’ont jamais pardonné René GIRARD pour avoir osé révéler cette vérité.

Tous, ils savent très bien ce qu’ils sont. On peut les comparer à ces voleurs de nourriture qui mangent si rapidement et en cachette après leur larcin qu’ils n’apprécient même plus le goût des mets dérobés.

Là encore, ce n’est pas forcément une trouvaille révolutionnaire mais le rappel de cette réalité donne un caractère rafraichissant à toutes les œuvres de René GIRARD.

3/ La crise sacrificielle

Comme les membres d’une société ne peuvent pas vivre perpétuellement dans le désir violent et la mauvaise conscience, il leur faut trouver des moyens pour supporter cette situation.

Les êtres humains sont dans une situation de double contrainte (double bind) (René GIRARD citant Gregory BATESON qui a mis en avant ce concept). D’un côté, ils désirent ce qu’a l’autre. De l’autre côté, ils s’en veulent de désirer ce que l’autre possède.

« Il y a, au niveau du désir, chez l’homme, une tendance mimétique qui vient du plus essentiel de lui-même, souvent reprise et fortifiée par les voix du dehors. L’homme ne peut pas obéir à l’impératif ‘‘imite-moi’’ qui retentit partout, sans se voir renvoyé presque aussitôt à un ‘‘ne m’imite pas’’ inexplicable qui va le plonger dans le désespoir et faire de lui l’esclave d’un bourreau le plus souvent involontaire. » (René GIRARD, La Violence et le sacré, Grasset, Paris, 1995, édition originale 1972, p. 219)

Pour résoudre cette difficulté et éviter la guerre de tous contre tous sur fond de déstabilisation psychologique généralisée, les membres d’une communauté focalisent leur désir mimétique sur une seule personne. Cela permet de ressouder la communauté en évitant que tous ses membres ne se jalousent et ne se querellent.

« Un seul être meurt et la solidarité de tous les vivants se trouve renforcée ». (La Violence et le sacré, p. 381)

Cette personne qui focalise le désir mimétique de tous, c’est le bouc-émissaire qui doit être sacrifié pour que la communauté survive.

« C’est l’unité d’une communauté qui s’affirme dans l’acte sacrificiel et cette unité surgit au paroxysme de la division, au moment où la communauté se prétend déchirée par la discorde mimétique, vouée à la circularité interminable des représailles vengeresses. A l’opposition de chacun contre chacun succède brusquement l’opposition de tous contre un. A la multiplicité chaotique des conflits particuliers succède d’un seul coup la simplicité d’un antagonisme unique : toute la communauté d’un côté et de l’autre la victime. » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 33).

Ainsi, on passe d’un désir mimétique qui menace de détruire la communauté humaine à un désir mimétique qui la ressoude contre un bouc-émissaire, c’est-à-dire la victime qui est sacrifiée.

« Si la mimésis d’appropriation divise en faisant converger deux ou plusieurs individus sur un seul et même objet qu’ils veulent tous s’approprier, la mimésis de l’antagonisme, forcément, rassemble en faisant converger deux ou plusieurs individus sur un même adversaire qu’ils veulent tous abattre. » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 35)

De ce fait, le mécanisme sacrificiel est un magnifique outil de prévention à l’égard de la violence incontrôlable que pourrait générer le désir mimétique, même si ce sacrifice peut aussi être violent, notamment dans les sociétés premières (anciennement qualifiées de primitives).

« Dans ces sociétés, les maux que la violence risque de déclencher sont si grands, et les remèdes si aléatoires, que l’accent porte sur la prévention. Et le domaine du préventif est avant tout le domaine religieux. La prévention religieuse peut avoir un caractère violent. La violence et le sacré sont inséparables. » (La Violence et le sacré, p. 34)

René GIRARD n’a, bien évidemment pas inventé l’expression de bouc-émissaire, puisqu’elle apparaît dans la Bible (Lévitique, XVI, 10). Le bouc émissaire était tiré au sort et envoyé dans le désert pour l’expiation des péchés de la communauté.

C’est, là encore, un phénomène courant dont beaucoup ne sont pas fiers, ce qui explique qu’ils tentent de le nier et qu’ils se soient livrés à un véritable lynchage universitaire à l’encontre de René GIRARD, pris lui-même comme bouc-émissaire par ces mandarins malveillants et suffisants.

Toutefois, ce phénomène de bouc-émissaire est nécessaire dès lors que le désir mimétique est à son comble, car sinon, les rivalités et la violence contamineraient toute la société.

« Ce désir mimétique ne fait qu’un avec la contagion impure ; moteur de la crise sacrificielle, il détruirait la communauté entière s’il n’y avait pas la victime émissaire pour l’arrêter et la mimesis rituelle pour l’empêcher de se déclencher à nouveau » (La Violence et le sacré, p. 221)

4/ Le pouvoir du sacré

Si René GIRARD s’était limité au désir mimétique, à la mauvaise conscience qu’il suscite et au mécanisme du bouc-émissaire pour l’apaiser, sa pensée n’aurait pas été d’une originalité folle, même s’il s’agit de vérités simples trop souvent oubliées.

Néanmoins, René GIRARD a été plus loin, et c’est là que, malheureusement, on ne l’a pas assez lu, ce qui a des effets catastrophiques, notamment au plan institutionnel et pour la sécurité de l’Etat.

Le présent blog a déjà évoqué la dangerosité des appels au sacrifice (http://bit.ly/1hZUta3).

La solution de facilité choisie par les rentiers qui demandent aux autres de se sacrifier est plus dangereuse que ces rentiers ne le croient. C’est pour cela qu’ils seraient bien avisés de lire René GIRARD, surtout aujourd’hui.

Le bouc-émissaire, la victime du sacrifice, remplit une fonction vitale pour la société, puisqu’il permet à la communauté de se souder. Or, ce bouc-émissaire, cette victime du sacrifice risque de s’en rendre compte et de se servir de cette situation pour exercer un pouvoir d’une très grande violence sur la communauté.

En effet, en se sacrifiant, la victime devient sacrée. Elle se sacralise. Dans le même temps, elle quitte la communauté et peut donc exercer un pouvoir sur elle de l’extérieur.

« La représentation est gouvernée par la réconciliation violente et la sacralisation qui en résulte. La victime est donc représentée avec tous les attributs et toutes les qualités du sacré. Fondamentalement donc, elle n’appartient pas à la communauté mais c’est la communauté qui lui appartient » (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 120)

La victime n’appartient pas à la communauté mais la communauté lui appartient…

C’est un pouvoir absolu qui peut émerger de cette situation.

Comme par hasard, les rois ont un lien très fort avec le sacré, parce qu’ils sont des bouc-émissaires qui ont utilisé leur propre sacrifice symbolique pour renforcer leur pouvoir.

René GIRARD cite ainsi le roi des Mossi de Ouagadougou :

« Le roi a une fonction réelle et c’est la fonction de toute victime sacrificielle. Il est une machine à convertir la violence stérile et contagieuse en valeurs culturelles positives. On peut comparer la monarchie à ces usines, généralement situées sur les marges des grandes villes et qui sont destinées à transformer les ordures ménagères en engrais agricoles. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat du processus reste trop virulent pour qu’on puisse l’employer directement ou à trop haute dose. » (La Violence et le sacré, p. 162)

René GIRARD cite aussi le dieu Xipe-Totec chez les Aztèques :

« Tantôt le dieu se fait tuer et écorcher sous les apparences de la victime qui lui est substituée, tantôt, au contraire, ce même dieu s’incarne dans le sacrificateur » (La Violence et le sacré, p. 373)

Voilà pourquoi la fracture sacrificielle tant dénoncée sur le présent blog est si nuisible.

Le citoyen qui se sacrifie, notamment en copropriété, n’est pas seulement une victime. En devenant un bouc-émissaire, il est expulsé de la communauté tout en acquérant un pouvoir sur elle.

Les notables avachis dans la jouissance pensent que cela n’a pas d’importance, mais se trompent. C’est comme cela que l’on construit une société extrêmement violente dont les notables risquent fort d’être les premières victimes.

Et pour cause. On ne peut plus demander ni de la compréhension, ni de la pitié à des gens qui se sont sacrifiés.

Ce sont justement les sacrifices terribles de la première guerre mondiale qui expliquent la grande violence politique et la division virulente de la nation allemande des années 1930, plus encore que la simple crise économique.

René GIRARD a analysé ces faits anthropologiques et a formulé des raisonnements pour démontrer leur existence.

Ensuite, il a remarqué la dangerosité apocalyptique du désir mimétique et de la fracture sacrificielle qu’il peut générer.

Cela a conduit cet auteur à beaucoup parler du Livre de l’Apocalypse dans la Bible.

« Deux guerres mondiales, l’invention de la bombe atomique, plusieurs génocides, une catastrophe écologique imminente n’auront pas suffi à convaincre l’humanité, et les chrétiens en premier lieu, que les textes apocalyptiques, mêmes s’ils n’avaient aucune valeur prédictive, concernaient le désastre en cours. Que faire pour qu’on les entende ? On m’a accusé de trop me répéter, de fétichiser ma théorie, de lui faire rendre raison de tout. Elle s’est pourtant appliquée à décrire des mécanismes que les découvertes récentes en neurologie confirment : l’imitation est première et le moyen essentiel de l’apprentissage ; plutôt que la chose apprise. Nous ne pouvons échapper au mimétisme qu’en en comprenant les lois : seule la compréhension des dangers de l’imitation nous permet de penser une authentique identification à l’autre. Mais nous prenons conscience de ce primat de la relation morale, au moment même où l’atomisation des individus s’achève, où la violence a encore grandi en intensité et en imprévisibilité » (Achever Clausewitz, p. 11)°

5/ La solution du sort partagé

René GIRARD ne s’est, néanmoins, pas contenté de jouer les prophètes de l’apocalypse.

En effet, il a mis en avant une solution.

Pour rompre la spirale du désir mimétique et éviter la tentation de la fracture sacrificielle entre soi-même et l’autre qui se sacrifie, il faut apprendre à partager le sort de l’autre.

Ainsi, on évite d’exclure de la communauté des boucs émissaires.

Quand l’exclusion des boucs-émissaires est radicale par précaution, cela revient à décourager les sacrifices dans la population. Un tel choix n’est pas praticable sur le long terme. En effet, il ravive la guerre de tous contre tous, chacun voulant avoir des récompenses immédiatement pour ne pas être sacrifié. Malgré tout, et comme solution de facilité, la tentation de l’élimination du bouc-émissaire est omniprésente (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 114)

Certes, si l’exclusion du bouc-émissaire n’est pas radicale, elle risque de conduire à une domination terrible exercée par ces victimes sacrifiées, domination d’autant plus sévère que la victime n’éprouve aucune empathie pour ceux qui ont profité de son sacrifice.

La seule façon de rompre avec le « mimétisme mystificateur », c’est donc de partager le sort de ceux dont on voudrait faire des victimes au lieu de les transformer en boucs émissaires et de les exclure de la communauté.

René GIRARD a une façon très chrétienne de le dire :

« Le Christ est le Dieu des victimes en ceci d’abord qu’il partage leur sort jusqu’au bout. Pour peu qu’on y réfléchisse, on s’aperçoit qu’il ne peut pas en être autrement. » (René GIRARD, La Route antique des hommes pervers, Grasset, Paris, 1985, p. 178)

On peut le dire aussi de manière purement rationnelle. La notion même de coopération authentique ne peut être basée que sur ce partage du sort de ceux avec lesquels on coopère. Ainsi, on évite d’en faire des victimes sacrifiées à la fois indispensables et extérieures à la communauté.

C’est exactement pour cela que le sigle de l’association contient le caractère suivant :


Ce caractère sino-japonais signifie la coopération au sens de destin partagé.

Les œuvres de René GIRARD, consacrées au désir mimétique et au pouvoir du sacré, ont permis de le comprendre.

Dès lors, il est naturel que ce blog exprime sa gratitude à l’égard de René GIRARD, surtout à un moment où les dangers de la violence extrême et de la fracture sacrificielle sont apparents.


Malheureusement, passé le bref moment d’unanimité de façade, bien des notables et leurs nombreux complices retourneront à leurs pratiques habituelles, qui consistent à demander aux autres de se sacrifier.