Certains pays ont
montré dans l’histoire leur capacité à se mobiliser pour réaliser des
changements profonds en peu de temps afin de surmonter une crise
exceptionnelle. Le Japon en est l’exemple le plus vivant face à la menace
coloniale en 1868. En 30 ans, il est passé de l’état de nation féodale en crise
à celui de puissance industrielle fortement compétitive.
Or, il a réalisé ce
tour de force parce qu’il tentait de préserver des valeurs communes très
fortes. Même si cela ne s’est pas fait sans heurts (nombreuses révoltes
paysannes, violence politique durable), ce modèle fascine à juste titre de
nombreux Européens qui estiment que, pour relever les défis de l’avenir sans
abandonner les valeurs universalistes, un effort du même type devrait être
accompli chez nous (voir Jean-François
SABOURET, Besoin de Japon, Seuil,
Paris, 2004, 267 p.).
Pourtant, alors que
certains parlent d’une France qui se réveillerait, jamais la mobilisation au
service d’objectifs précis n’a semblée si éloignée. Bien au contraire, les
évènements récents montrent le triomphe de la culture des bourgeois bohèmes et
la marginalisation de tous ceux qui critiquent cette évolution. Pourtant, les
bourgeois bohèmes sont utiles, parce qu’ils critiquent les certitudes des
militants. Ces derniers, sinon, seraient trop sûrs d’eux. Néanmoins, on ne peut
pas demander aux Bobos de porter sur leurs épaules tout le poids de la société.
Certes, David BROOKS
triomphe. C’est lui qui avait théorisé le concept de Bobo (bourgeois bohème) il
y a quinze ans (David BROOKS, Les Bobos, Florent Massot, 2000, Paris, 314
p., trad. Marianne THIRIOUX, Agathe NABET)
Or, l’image qu’il
donne des Bobos est un peu exaspérante, puisqu’ils sont présentés comme de
petits rentiers (p. 55) un peu arrivistes (p. 12), ironiques à l’égard de l’effort
des autres (p. 69), hédonistes (p. 201) et soucieux de se donner bonne
conscience au plan spirituel grâce à des interprétations bouddhistes fumeuses (pp.
238 à 240), le tout sur fond d’un passéisme nostalgique des communautés soudées
sans même avoir réfléchi à ce que cela implique au plan du besoin de valeurs
communes fortes (pp. 256 à 262).
BROOKS résume le tout
avec une phrase magnifique : « Marx a écrit que les bourgeois prenaient tout ce
qui était sacré et le profanaient. Les Bobos prennent tout ce qui est profane
et le sacralisent » (p. 106).
En fait, les Bobos,
en bon bourgeois, font les deux…
Effectivement, on
peut constater que les Bobos veulent jouir sans entraves et ne comprennent plus
le sacrifice pour des valeurs claires ou pour un modèle organisationnel précis
(p. 79). Les individus dévoués sont
perçus par les Bobos comme des gogos dont on peut consommer le sacrifice
sans se demander comment cet esprit de sacrifice est né et peut être entretenu.
Les Bobos vivent donc
dans une culture de l’impunité relativiste, où leurs rentes sont préservées de
toute critique mais où ils peuvent critiquer les autres. Toutefois, cela les
aide à relativiser l’ensemble des dogmes, ce qui ne fait parfois pas de mal, en
forçant les personnes mobilisées autour d’objectifs de démontrer la logique sur
laquelle elles se fondent.
Malheureusement, cela
induit aussi une tension entre, d’un côté, nombre de Français, prêts à faire
des sacrifices pour des valeurs précises et stables, et, de l’autre, les Bobos,
qui regardent cela soit avec une indifférence moqueuse, soit avec un consumérisme
bon enfant, en pensant que l’on peut jouir du sacrifice des autres sans s’interroger
sur ce qui le motive.
Certains sont d’ailleurs
fiers d’être Bobos (Laure WATRIN, Thomas
LEGRAND, La République bobo, Stock,
2014, 271 p.), même s’ils développent une vision du monde assez
particulière où ils seraient les hérauts de la mondialisation et de l’ouverture
à un capital culturel infini, par opposition aux méchants Bonnets rouges et
autres périurbains qui prôneraient le repli sur soi (pp. 266-267), ce qui
divise la nation de manière irréductible.
Pourtant, il existe
des valeurs qui peuvent rassembler autour d’objectifs communs non seulement les
Français, mais aussi des personnes de cultures très diverses. La coopération,
en ce qu’elle est la suppression de l’assujettissement,
peut ainsi être un objectif universel.
Encore faut-il la concrétiser et ne pas se limiter à des formules creuses, d’où
l’intérêt du débat sur l’identité
coopérative.
Un effort
international est accompli dans ce sens autour de l’Alliance Coopérative
Internationale. Comprendre ce que pensent les autres Européens, les Africains,
les habitants du Moyen Orient, les Chinois, les Japonais, les Indiens ou les
ressortissants du Canada ou des Etats-Unis d’Amérique paraît indispensable.
Pourtant, les Bobos, qui se vantent de prôner l’ouverture
au monde, sont particulièrement
virulents contre cet effort et contre ceux qui s’intéressent aux autres.
Les spécialistes de la coopération qui s’intéressent aux projets concrets, aux
expériences étrangères et aux problèmes techniques effectifs fournissent un
travail de fourmis qui est mal vus par les Bobos, rentiers hédonistes. Ces
derniers ont tout simplement peur pour
leurs rentes si une reconnaissance était apportée au travail de personnes
perçues comme concurrentes dynamiques. Et ils s’étonnent ensuite d’être
universellement méprisés… Comprenne qui pourra !
Maintenant, il est
également vrai que l’hédonisme porte en lui-même une dimension critique des
autres qui peut être utile. Les mises en cause n’ont jamais fait de mal. Elles
permettent, au contraire, de clarifier son propos, ses objectifs et son
programme d’action. Les rois médiévaux
avaient besoin de bouffons pour leur dire des choses déplaisantes. Les Français authentiquement engagés ont
également besoin de Bobos pour les bousculer au plan intellectuel, à
condition de ne pas tout demander à ces derniers.
Les rois ne
comptaient pas sur les bouffons pour conduire l’armée, juger en dernier
ressort, enseigner les savants ou remplir des missions diplomatiques (sauf à ce
que ce soit des espions déguisés en bouffons).
Pour finir, et parce
qu’il faut être bien clair en ces temps de confusion : on peut donc
refuser de pratiquer la rente hédoniste, sans pour autant jeter la première
pierre aux Bobos. Certes, ils aiment critiquer par jalousie ceux qui ont plus
travaillé qu’eux. Ce n’est pas forcément moralement très brillant, mais cela
peut être utile. A la critique, il faut répondre par une logique clarifiée et
non par l’aigreur ou la détestation.