Un récent ouvrage est
consacré aux biens et services utilisés en commun et à la problématique causé
par leur coût (Pierre DARDOT, Christian
LAVAL, Commun. Essai sur la révolution du
XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014, 593 p.).
Les auteurs ont pour
but de combattre la Logique de l’action collective (trad. Mario LEVI, PUF, 1978,
200 p.) de Mancur OLSON, selon
laquelle agir en groupe n’est pas forcément toujours profitable aux acteurs.
DARDOT et LAVAL
combattent aussi la notion de tragédie des communs de Garett HARDIN (« The Tragedy of the Commons », Science,
New Series, vol. 162, n° 3859, 13 décembre 1968, pp. 1243-1248). Selon la thèse de
HARDIN, les personnes qui ont accès à un bien commun ont tendance à abuser de
celui-ci sans s’intéresser à son entretien, ce qui conduit à la disparition de
la ressource. L’exploitation outrancière de notre planète démontre chaque jour
la pertinence de l’analyse de HARDIN.
Pourtant, DARDOT et
LAVAL tentent de fustiger cette vision des choses en prétendant qu’elle conduit
à favoriser comme seule solution aux difficultés l’appropriation individuelle
ou à l’étatisme (Commun, pp. 17 et
18).
Le marché devient la
règle et l’Etat, l’exception qui confirme cette règle (Commun, p. 137).
DARDOT et LAVAL manifestent
une réelle érudition mais se bornent, pour l’essentiel, à paraphraser Cicéron,
Aristote et Elinor OSTROM (1933-2012, prix Nobel d’économie en 2009) (ainsi que
Cornelius CASTORIADIS, Marie-Alice CHARDEAUX, Mickaël XIFARAS et Jeremy RIFKIN,
au passage…).
L’apport principal de
l’ouvrage est de différencier l’être en commun et l’agir en commun (Commun, p. 276).
Ce qui est commun est
non ce qui est par nature propriété de tous, mais plutôt ce qui aide à l’émancipation
de tous. Cette idée du commun comme principe de transformation sociale (Commun, p. 463) est plutôt convaincante.
Dommage que les auteurs n’en tirent pas les conséquences qui s’imposent,
lorsque plusieurs visions divergentes sur la transformation à opérer s’affrontent.
Cela signifie tout simplement qu’il n’y a rien de commun entre ces visions
antagoniques. La France de la Commune n’est ni celle de Bonaparte, ni celle de
Maurras, ni celle des rentiers en place, n’en déplaise à ces derniers qui veulent
tout confondre dans un « vivre-ensemble » un peu niais.
Si le commun est le
principe de transformation du social, dans quel sens cette transformation
doit-elle être faite ? Pour DARDOT et LAVAL, il faut, par exemple, faire
en sorte qu’usagers et citoyens soient coproducteurs des services ou des biens
communs qu’ils utilisent.
C’est loin d’être
très novateur, puisque Robert OWEN (1771-1858) ou même Gerrard WINSTANLEY (1609-1676),
voire les taborites de Bohême (au XVe siècle), d’ailleurs tous cités
par les auteurs (Commun, pp. 69 et 70
ainsi que 391), en ont dit autant.
Le livre se termine
en une succession de vœux pieux, comme l’émancipation du travail (Commun, p. 482), la résistance
coopérative (p. 483), l’entreprise commune (p. 490), la convivialité comme
moyen d’empowerment (pp. 504-505),
les services publics comme institutions du commun (p. 514), voire les communs
mondiaux (p. 527) et une fédération internationale des communs (p. 546).
Ce rêve est
exactement celui de l’Alliance Coopérative Internationale depuis 1895… Rien de
très révolutionnaire…
De la même manière, malgré
la bibliographie pléthorique existante, pas un auteur n’est cité sur l’empowerment…
En fait, Pierre
DARDOT (un philosophe) et Christian LAVAL (un sociologue) ne sont ni des
juristes, ni des économistes, ni des historiens, ni des théologiens, ni même
des spécialistes des théories organisationnelles, et cela se voit. Leurs
citations, pourtant nombreuses, sont lacunaires.
Leur principale
source d’inspiration, Elinor OSTROM, a été beaucoup plus sage, dans son ouvrage
Governing the Commons (1990,
Cambridge University Press, voir pages 18 à 28). Elle ne prétend pas que Garett
HARDIN ait tort de soulever le problème de la tragédie des communs. Elle
signale simplement qu’outre le dirigisme étatique et l’appropriation privée, il
existe une autre solution pour éviter l’individualisme nuisible à tous.
Elinor OSTROM appelle
cette alternative convaincante les systèmes d’auto-organisation durable des
ressources (long-surviving self-organized ressource regimes) (voir « Collective Action and the Evolution of Social Norms », The
Journal of Economic Perspectives, vol. 14, n° 3, été 2000, pp. 137-158).
Elle fixe 5 principes
particulièrement édifiants dont elle constate qu’ils permettent empiriquement
le succès dans de nombreuses sociétés, du Japon à la Turquie, en passant par le
Sri Lanka et les Philippines.
1/ Des règles doivent
permettre de bien délimiter le groupe (pour éviter que des grappilleurs ne
viennent ponctuellement s’y agréger)
2/ L’usage de la ressource
doit être lié au bénéfice retiré par chaque utilisateur (pour éviter que
certains ne retirent tous les bénéfices sans assumer les coûts)
3/ Ceux qui sont
affectés par le partage de la ressource doivent effectivement participer à l’élaboration
des règles de partage
4/ Ceux qui opèrent
le partage doivent être effectivement sous le contrôle de ceux qui sont
affectés par ce partage
5/ Si certains
violent les règles du partage, des sanctions graduées doivent être infligés rapidement,
quasiment sans coût (et surtout pas des coûts ne reposant que sur certains), pour
éviter impérativement la répétition des violations
A ces conditions, l’action
collective est possible et la tragédie des communs peut être évitée. Ces principes
sont simples et ne prennent pas 500 pages pour être énoncés. DARDOT et LAVAL auraient
pu confronter avec profit ces principes à leurs propositions…
On remarquera le lien
entre les 5 principes d’Elinor OSTROM et les 5 principes de l’association LGOC pour
encourager la coopération, qui ne sont que des approfondissements…
La rotation vise à délimiter le groupe de
partage (en évitant qu’il ne se scinde entre bénéficiaires passifs et gérants
actifs). La réciprocité implique que
certains ne retirent pas tous les bénéfices sans assumer les coûts. Le regard croisé fait que les tenants des divers
intérêts mis en cause dans le partage aient voix au chapitre. La vérification implique que les
opérateurs du partage soient soumis au contrôle des personnes concernées par ce
partage. L’intermédiation permet de
faire en sorte que la charge impliquée par la délivrance de sanctions à l’égard
de ceux qui violent les règles du partage ne repose pas sur des individus qui,
sinon, se décourageraient.
C’est ainsi que l’on peut éviter la fracture
sacrificielle que le présent blog dénonce si souvent, notamment en copropriété.
En bref, les
reproches de DARDOT et LAVAL contre Elinor OSTROM paraissent particulièrement
infondés.
Selon eux, elle n’aurait
pas su ériger le commun en principe général d’organisation de la société (Commun, p. 155). Or, cette économiste
titulaire du prix Nobel trace, de manière synthétique et claire, un horizon
bien plus crédible que les fantasmes bohèmes grandiloquents et moralisants de
DARDOT et LAVAL sur une coopération édifiée confusément dans le « vivre-ensemble »
(http://bit.ly/1Euq6Cb).
Au final, la tragédie
liée à l’usage excessif du bien commun peut être évitée. Quant à la lecture de Commun, chacun jugera si elle est
nécessaire.
Que ceux qui, après
cela, seraient déçus par l’ouvrage de DARDOT et LAVAL, ne viennent pas ensuite ici pour citer le
célèbre quatrain de Théophile de VIAU (1590-1626) :
Je te rends ton livre, Mélite
Quoique fort long, je l'ai tout lu,
Si tu veux que nous soyons quitte,
Rends-moi le temps que j'ai perdu.