Outre
son excellent livre sur la République coopérative (http://cooperationencopropriete.blogspot.fr/2013/09/la-republique-cooperative-de-j-f-draperi.html),
on doit à Jean-François DRAPERI une remarquable
biographie de Jean-Baptiste André GODIN (1817-1888) (Jean-François DRAPERI, Godin, inventeur de l’économie
sociale ; Mutualiser, coopérer, s’associer, Editions REPAS, 2008,
Valence, Drôme, 192 p.).
Jean-Baptiste GODIN
Fils
d’un serrurier, serrurier lui-même, GODIN a eu l’idée de remplacer la tôle par
de la fonte dans les poêles de chauffage. Grâce à ce succès industriel, acquis entre 1840 et 1848, cet entrepreneur a eu
les moyens de soutenir des démarches visant à libérer les ouvriers de la jungle
capitaliste sans pour autant basculer dans une révolution violente
collectiviste.
Dans
un premier temps, GODIN a soutenu des phalanstères. Ces groupements prônés par
Charles FOURIER (1773-1837) visaient à atteindre l’harmonie entre les hommes
par l’agencement de leurs passions. La
passion cabaliste (l’émulation entre groupes), la passion papillonne (le goût de chacun pour voltiger d’activité en
activité) et la passion composite
(le fait d’exceller dans sa fonction), une fois habilement combinées, étaient
censées permettre à des communautés de bâtir un meilleur cadre de travail et
d’habitat.
Dans
les faits, les phalanstères ont été des échecs partout et GODIN y laissa le
tiers de sa fortune. Fort de cette expérience, à partir des années 1850, il a
entrepris la création du Familistère de
Guise (qu'il désignait comme Palais Social pour ce qui était des locaux) où devait être centrée l’activité de sa propre entreprise.
Cet
ensemble architectural visait à fournir un logement décent aux travailleurs et
à leurs familles tout en leur assurant une éducation, des loisirs, une
participation aux bénéfices sous forme d’épargne, une mutuelle et un accès à
la protection de leur santé. A terme, GODIN a organisé le transfert aux travailleurs la gestion de l’entreprise.
En 1880, le Familistère comprenait 1770
habitants et l’association destinée à le gérer fut créée (DRAPERI,
Godin, p. 19). GODIN l’a dirigée de
1880 à 1888, laissant la place à son épouse, Marie GODIN née MORET, qui a
assuré l’intérim à son décès, avant que ne lui succèdent François DEQUENNE (de
1888 à 1897), Louis Victor COLIN (de 1897 à 1932), René RABAUX ( de 1933 à 1954)
et Raymond ANSTELL (de 1954 à1968).
Ce n’est
qu’en 1968 que l’entreprise a été cédée aux établissements Le Creuset, les logements
du Familistère étant vendus aux divers membres de l’association (DRAPERI, Godin, p. 60). L’expérience a donc survécu 80 ans à la mort de GODIN.
Une telle réussite est tout bonnement
exceptionnelle. Alors même que l’on souhaite encourager la
reprise des entreprises par leurs salariés sous la forme de Sociétés
Coopératives Ouvrières de Production (SCOP) (http://cooperationencopropriete.blogspot.fr/2013/08/quand-la-cooperation-est-la-mode.html),
GODIN est un précurseur et un modèle pour tous ceux que la notion de
coopération intéresse.
Le
personnage était particulièrement
sympathique. Député républicain en 1848 puis en 1870, il a néanmoins refusé
de s’agripper à un mandat pour faire carrière, préférant se consacrer à son œuvre.
Grâce à lui, des logements de qualité
exceptionnelle pour l’époque ainsi que des services de santé performants et une
école particulièrement réputée ont été mis à disposition d’ouvriers et de leurs
familles durant un siècle. Rien qu’en cela, son succès fut incontestable par rapport aux résultats
catastrophiques de toutes les expériences utopiques inspirées par FOURIER ou
Robert OWEN. Et que dire des massacres inspirés par le marxisme...
Toutefois,
ce fut le succès d’un homme plus que d’une
théorie. Comme l’a remarqué Charles GIDE, les ouvriers de GODIN ont eu bien
de la chance de tomber sur un patron comme celui-là (DRAPERI, Godin, p. 108). En outre, GODIN a longuement
préparé sa succession, d’où la pérennité de l’entreprise après son décès, d’ailleurs.
Jamais il n’a accepté sans aménagement
le principe « un homme, une voix ».
Au
Familistère se côtoyaient des auxiliaires
(notamment des salariés temporaires ne résidant pas au Familistère) qui avaient
juste droit à la protection de la mutuelle de santé, les participants (700 en 1883), qui avaient droit à une part des
dividendes sous forme d’épargne (15 % de leur salaire environ), les sociétaires (100 en 1883) qui avaient
une part des dividendes plus forte (23 % de leur salaire) et les associés (70 en 1883) ayant droit à une
part des dividendes représentant 30 % de leur salaire. Seuls les associés
votaient aux assemblées générales. Le Familistère était régi par un conseil de gérance dont la grande
majorité étaient des membres de droit (directeurs, chefs de service). C’est ce
conseil qui désignait l’administrateur
gérant, leader successeur de GODIN.
GODIN
a donc mis en place une « élite
non bourgeoise à la fois critiquée et jalousée » (DRAPERI,
Godin, p. 67).
Charles
FOURIER réprouvait l’égalité et la fraternité (DRAPERI, Godin, p. 71) et
souhaitait promouvoir la liberté en comptant sur les passions des hommes qui s’équilibreraient
pour permettre l’accès de tous au confort. « Godin ne remet pas en question l’accès au confort
sans contrepartie que recommande Fourier. Il affirme néanmoins que cet accès,
condition de la participation, nécessite la capacité de s’inscrire dans un
processus éducatif » (DRAPERI, Godin, p. 93).
Ce
qui a permis à l’expérience de GODIN de résister
à l’épreuve du temps fut justement cette approche intelligente de la démocratie, qu’il n’a jamais confondue
avec la coprocratie (soit le gouvernement d’une majorité imbécile).
« Godin croit que la démocratie ne peut fonctionner
que si elle est conquise et fortement institutionnalisée. La perspective
éducative est plus importante pour lui que la perspective organisationnelle. Ce
n’est pas la démocratie qu’il faut établir, c’est l’éducation des hommes qu’il
faut promouvoir. Il n’y a donc pas de modèle organisationnel fétiche. La coopération est préférée
comme outil organisationnel. On note que cette hiérarchie définit un cursus
coopératif dans lequel on avance : auxiliaire, participant, sociétaire,
associé, membre d’un conseil, administrateur gérant, intéressé ; avec la
possibilité d’arrêter à chaque niveau selon sa volonté et son investissement.
Cette structuration permet donc également d’intégrer chacun, y compris ceux qui
ne souhaitent pas s’investir. Mais pour ceux qui le souhaitent, l’entreprise ne
peut réussir que si les associés sont en capacité d’exercer leur pouvoir et la
prise de risque » (DRAPERI, Godin, pp. 52-53).
Avec
le temps, les statuts du Familistère ont évolué. La tentation étant trop forte, les administrateurs gérants ont voulu
augmenter leurs revenus sans que cela soit lié à leur compétence ou à leurs
performances, renvoyant en 1954 un administrateur gérant bien plus dans la
ligne de GODIN. Le poids des rentiers et des gens d'appareil a pesé sur la productivité au moment même
où la concurrence internationale augmentait, ce qui a entraîné la vente de l’entreprise.
On a
ici le même problème qu’en copropriété
lorsqu’une minorité dépourvue du sens de
sa mission contrôle les assemblées générales et le conseil syndical puis en
profite pour percevoir des privilèges au
lieu de remplir sa fonction, c’est-à-dire le bon entretien des parties communes.
Néanmoins,
durant des décennies, le Familistère a su éviter cette dérive et, même à la fin de son
histoire en tant qu’entreprise, des travailleurs sont restés attachés à l’idéal
du processus éducatif prôné par GODIN.
Les
écrits théoriques de GODIN n’ont pas eu la cohérence de ceux de son
contemporain, Charles SECRETAN (1815-1895), attaché au pluralisme et à l’inspiration
kantienne comme lui. Toutefois, alors que le second était professeur de
philosophie, le premier fut un autodidacte talentueux qui a mis en pratique les
grands principes que l’autre ne faisait qu’énoncer brillamment.
Le bilan de GODIN est donc fabuleusement
positif et il est regrettable qu’il soit tant ignoré aujourd’hui. Une fois de plus, il faut remercier Jean-François DRAPERI pour cet ouvrage et souligner l'importance des tenants institutionnels du mouvement coopératif. C'est leur devoir de préserver cette riche histoire pour que la base autogestionnaire et les citoyens engagés dans une logique de mission puissent bénéficier de ces exemples.