Edgard PISANI, né en
1918, fut un ministre emblématique du Général de GAULLE.
De 1961 à 1966,
Edgard PISANI a reçu le portefeuille de l’agriculture. De 1966 à 1967, il a
dirigé un grand ministère de l’Equipement qui comprenait la supervision du
logement, des transports et des travaux publics.
Ce faisant, il fut
l’un des acteurs clés de la modernisation de la France. Edgard PISANI a, par
exemple, participé à la création de la PAC (Politique Agricole Commune) et mis
en place les SAFER (Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural)
titulaires d’un droit de préemption pour protéger l’usage agricole des terres.
Progressiste
européen, Edgard PISANI était pourtant considéré comme l’un des ministres favoris
du Général de GAULLE, qui lui était plus volontiers souverainiste.
A ce titre, Edgard
PISANI fut souvent moqué voire caricaturé en une sorte de pharaon "tout-en-barbichette" du gaullisme de gauche.
Caricature de PADRY
sur la PAC, 1963 (Aux Ecoutes, 20 décembre 1963, n° 2)
Aujourd’hui, on a
oublié l’importance de ce personnage alors que le gouvernement actuel reprend
ses idées avec simplement moins de courage, de clarté de vue et d’adresse.
C’est donc l’occasion
de relire l’excellent ouvrage rédigé par Edgard PISANI pour expliquer sa
relation complexe avec le Général de GAULLE :
Edgard PISANI, Le
Général indivis, Albin Michel, Paris, 1974, 252 p.
Avant de faire un
bref compte-rendu de l’ouvrage, il convient de rappeler qu’Edgard PISANI est né
à TUNIS en 1918. Après des études au Lycée Louis Le Grand, il est entré dans la
Résistance, a été arrêté, s’est évadé, a participé à la Libération de Paris puis
a dirigé le cabinet du Préfet de Police en 1945, le cabinet du ministre de
l’Intérieur et le cabinet du ministre de la Défense en 1946. Ensuite, il fut
préfet de Haute-Loire puis de Haute-Marne en 1947. Lassé par l’instabilité
ministérielle, il quitta le corps préfectoral en 1953 et devint sénateur de
Haute-Marne en 1954 au sein du groupe de la gauche démocratique. En 1961, le
ministre de l’Agriculture Henri ROCHEREAU quitta le gouvernement du fait d’un
désaccord avec la politique algérienne du Général de GAULLE. Ce dernier fit
appel à PISANI pour le remplacer. Bien qu’il ait été de gauche, l’ancien
résistant PISANI n’a pas osé refuser (même s’il a hésité). Edgard PISANI est
resté en fonction jusqu’en 1966 avant d’être placé dans un grand ministère de l’Equipement
(même s’il rêvait de l’Education). En 1964, il fut élu maire de
Montreuil-Bellay et l’est resté jusqu’en 1973. En 1967, PISANI a quitté le
gouvernement et est devenu député gaulliste du Maine-et-Loire. En 1968, il a
quitté la majorité lors des événements de mai 1968 en votant la censure contre
le gouvernement et en démissionnant lui-même aussitôt. Les électeurs ont
soutenu le Général de GAULLE et PISANI ne fut donc pas réélu député. En 1974, il devint
sénateur socialiste de la Haute-Marne. En 1981, François MITTERRAND le nomma à
la Commission Européenne avant de le nommer délégué du gouvernement (puis
ministre) en Nouvelle Calédonie (1984-1985) puis président de l’Institut du
Monde Arabe (1988-1995).
Le livre raconte la période de 1961 à 1970.
Edgard PISANI veut démontrer que le gaullisme n’appartient pas qu’aux partisans
conservateurs et souverainistes du Général. C’est un héritage laissé en
indivision (d’où le terme de "Général indivis").
L’ouvrage comme par
une citation éclairante d’Edmund BURKE :
« L’âge des chevaliers est mort.
Est venu celui
des sophistes, des économistes, des calculateurs.
Et la gloire
de l’Europe est éteinte à jamais »
Dès 1954, Edgard PISANI a été conscient du
fait qu’il n’y avait pas de construction européenne possible tant que la France
n’avait pas un régime présidentiel et qu’elle n’avait pas pris son parti du
fait algérien (p. 27)
Edgard PISANI reconnaît qu’il n’eût aucune
intimité avec le Général, en remarquant sa « gentillesse, un peu froide d’ailleurs, de s’inquiéter de la façon dont
les choses allaient pour moi et les miens » (p. 30).
De la même manière, en 1970, Edgard PISANI
n’alla pas à COLOMBEY et préféra se joindre à la foule des anonymes lors des
obsèques du Général.
Edgard PISANI était un homme de gauche et
l’est toujours resté. A ce propos, il raconte avoir rencontré un cégétiste, communiste intransigeant, qui expliquait à un camarade qu’il allait voter de
GAULLE en 1959 malgré les consignes du PCF, en se justifiant ainsi : « Il me l’a demandé personnellement, je ne peux pas le lui refuser »
Edgard PISANI a trouvé déplacée et inutile
l’envolée sur le « Québec libre » (p. 35). De la même manière, il a
trouvé perfide le « je vous ai compris » et inutilement agressif le « volapuk » (langue artificielle inventée par un catholique dans les années 1880, ce qui a servi d'exemple au Général pour critiquer l'intégration européenne en 1962).
Pourtant, PISANI reconnaît bien des qualités
au Général et notamment une certaine humilité, même quand il parlait de
lui-même à la 3ème personne : ce faisant, le Général se
soumettait au jugement historique d’un autre que lui-même (p. 36).
En 1961, le Général fit appel à PISANI pour
que ce dernier ne soit pas l’homme des lobbys et qu’il gagne la confiance des
agriculteurs tout en assurant une harmonie entre les besoins du monde paysan et
les exigences nationales (p. 39).
PISANI avait donc
pour mission de donner aux paysans le sens de l’intérêt national (p. 41).
La question
européenne s’est vite posée entre le Général et PISANI du fait de l’importance
de l’Europe en matière agricole.
En fait, le Général de GAULLE ne refusait pas
que la France intègre une Europe unifiée mais que celle-ci soit un conglomérat
sans unité, sans destin ni volonté (p. 48).
Tout en notant : « On peut se demander si de Gaulle était un républicain résigné ou
convaincu, ou bien encore un royaliste repenti » (p. 49), PISANI note
l’aversion profonde du Général pour le pouvoir qui n’émane pas de la nation.
L’échange entre
PISANI à peine nommé et le Général est révélateur (p. 61) :
« Mes respects, mon Général.
– Bonjour, monsieur le ministre de l’Agriculture »
PISANI et le Général ont élaboré la politique
agricole ensemble suite à des discussions de fond (pp. 80-82). Le but de PISANI
était de clairement s’appuyer sur la jeunesse agricole qui ne voulait pas que
le monde moderne se construise à son détriment et qui avait des leaders
Le Général était d’accord (pp. 83-84), citant
Mozart assassiné et déplorant avec PISANI le manque de formation des enfants
d’agriculteurs (« Il croyait profondément à l’inépuisable capacité du
peuple »).
Dès lors, le Général et PISANI ont mis en
place la politique agricole sur les principes suivants : « - Maîtrise du foncier et préférence donnée à celui qui travaille sur
celui qui possède. – Maîtrise des phénomènes économiques du marché par
l’introduction de disciplines professionnelles, interprofessionnelles et publiques.
– Organisation des agriculteurs en vue d’acccroître leur capacité de
négociation sur le marché. – Formation des hommes à la terre, qu’ils soient
destinés àà y rester ou à en partir. – Evolution globale du monde agricole pour
qu’il sorte de son retard et de son isolement, qu’il atteigne à la parité, non
seulement en revenu, mais en civilisation. – Prise en compte par la
collectivité du coût humain des mutations, afin que s’accomplissent ces
mutations. – Aide publique nécessaire en faveur de l’agriculture, mais accordée
en contrepartie d’un effort propre du monde agricole lui-même : payer le
progrès, non la stagnation. – Organisation des marchés mondiaux pour maîtriser
les phénomènes spéculatifs et pour mobiliser les excédents en faveur de ceux
qui ont faim. –Mise en place de la Politique Agricole Européenne regardée comme
contrepoids de notre effort industriel et comme occasion d’une redéfinition de
notre agriculture »
Ce programme fut mené
à bien durant 5 ans. De janvier 1966 à mars-avril 1967, PISANI dût gérer le ministre
de l’Equipement, qui comptait pour 64 % de la formation de capital fixe en France
(p. 142).
Les bonnes relations
personnelles que PISANI avait avec le premier-ministre POMPIDOU se sont tendues
du fait de l’ampleur de ce grand ministère regroupant Travaux Publics,
Urbanisme, Logement et Transports (pp. 155-157).
En 1967, PISANI fut élu député d’Angers :
POMPIDOU lui retira les Transports. PISANI voulut partir mais fut retenu juste
pour finaliser la loi foncière
PISANI démissionna deux semaines après les
élections législatives de 1967 car le Général avait demandé les pleins pouvoirs
de manière incongrue et que le parlementariste de gauche qu'était PISANI ne pouvait pas accepter cela.
Le Général eut la gentillesse de lui faire
relire le communiqué par lequel il annonçait sa démission (p. 162). PISANI ne
vota donc pas contre les pleins pouvoirs, mais il fut mal à l’aise au sein du
groupe majoritaire à jouer les godillots.
En mai 1968, PISANI désavoua le gouvernement,
malgré les supplications de Jacques CHABON DELMAS, à l’époque président de
l’Assemblée Nationale, qui, au nom du souvenir de la Résistance, lui demanda de
démissionner préalablement plutôt que voter la censure (pp. 168-169).
Pour faire le bilan de cette aventure, PISANI
résuma : « Si le gaullisme est une poétique, seul Debré est
fidèle ; sinon Pompidou a seul raison » (p. 171).
« Pour Georges Pompidou, il n’y a point
de vision communicable et le panier de la ménagère sert d’utile
référence. » (p. 178)
« De Gaulle est un aristocrate, et
Georges Pompidou un parvenu » (p. 179). Le Général était donc souvent plus
progressiste sur les questions d’éducation car il méprisait l’argent
Le passage le plus
intéressant du livre concerne le débat sur la censure du 22 mai 1968 (pp. 238 à
250).
Pompidou ironisa sur
le fait que PISANI a travaillé avec lui 5 ans… (p. 242) et nota surtout :
« Mais ce qui
n’est pas acceptable, en tout cas ce qui n’est pas tout à fait convenable,
c’est de parler au nom du gaullisme contre de Gaulle. Ce qui n’est pas tout à
fait convenable, c’est de prétendre qu’en prenant position aujourd’hui ouvertement
contre le Président de la République, contre son Gouvernement et contre sa
politique, on lui est fidèle. La fidélité ne consiste pas à tromper, monsieur
Pisani ».
PISANI invoqua sa
conscience
Un député de la
majorité gaulliste lui lança : « La
politique ce n’est pas la morale »
PISANI répondit :
« le jour où la morale est trop éloignée de la
politique, la politique ne vaut plus rien »
(Photographie
d’Edgard PISANI, L’Utopie foncière,
Le linteau, 2009, p. 2)
PISANI a donc incarné
une volonté forte de modernisation de la France basée sur des leaders corporatistes et
impulsée par l’Etat. Cela a, incontestablement, permis la consolidation d'une agriculture productiviste. Par contre, les affres de la surproduction et de la pollution, le poids de la
technocratie, le corporatisme des paysans les plus riches et la complaisance
des leaders agricoles à l’égard du pouvoir furent aussi les résultats de cette
démarche.
Tout le problème est que les
idées de PISANI ont aussi affecté le monde du logement, avec des résultats
assez proches.
Beaucoup pensent que grâce à l'autoritarisme et à l'intervention des pouvoirs publics, les problèmes pourront être résolus, y compris dans le monde du logement.
La solution serait de créer plus de fonctionnaires.
Or, ceux-ci exercent une pression fiscale et un harcèlement administratif sur les citoyens.
Quand les habitants ne demandent pas de subventions mais conduisent des actions collectives positives, ils sont donc pénalisés par le poids des rentes de l'administration.
La lourdeur de la technocratie est ainsi profondément nuisible d'autant que pour masquer leur inutilité, les agents de l'Etat et des administrations cachent leurs fautes et font tout pour empêcher un débat pluraliste sur leur bilan.
Le bavardage sur la participation des habitants ne sert qu'à masquer la sclérose d'une idéologie basée sur la captation de rentes. Par sa collaboration avec le bonapartisme gaullien, Edgard PISANI n'est pas étranger à cette dérive qu'il a transmise aux socialistes lorsqu'il les a rejoints.
Cela ne change rien au fait que PISANI a été un grand résistant, qu'il a sincèrement essayé de moderniser la France et que ses propositions sont souvent intelligentes, notamment quand il critique le culte de la propriété individuelle dans le domaine foncier.