Ce blog a déjà utilisé
le concept de lutte des places évoqué par Michel LUSSAULT en 2009 (http://bit.ly/1x93MJU).
Bien avant cela, et
même dès 1968, le spécialiste de l’histoire de l’administration Pierre LEGENDRE
parlait de « course aux places » pour décrire la fonction
publique française.
Ce professeur de
droit né en 1930 a enseigné en droit
public au sein de l’Université Paris I et est souvent apparu comme un excentrique
incompréhensible à nombre de ses collègues.
Bon connaisseur de
l’histoire, du latin et du droit canon, il insiste sur la dualité
romano-canonique. Cette dimension capitale de notre passé est mieux comprise
par les historiens comme Patrick BOUCHERON que par certains
juristes...
Grand amateur du
Japon (son traducteur étant NISHITANI Osamu), Pierre LEGENDRE a également
refusé de se laisser enfermer dans le contexte occidental.
Si Pierre LEGENDRE
est si important pour la réflexion relative à la coopération en copropriété,
c’est parce qu’il a eu raison très tôt en matière d’action publique et qu’il ne
se berce pas d’illusions.
Bien entendu, il ne
faut pas le prendre pour un prophète dont les paroles seraient soudainement
survenues. Ses observations s’inscrivent dans une tradition historique très
riche qui a commencé dès le XVIIe siècle. Même s’il ne le présenterait sans
doute pas de cette manière, Pierre LEGENDRE est un lointain héritier de John
BELLERS qui formulait dès 1696 des observations assez proches, avec une
référence implicite au pape Grégoire le Grand (vers 540 – 604) (http://bit.ly/1HK1JQY).
A ce titre, il faut citer le magnifique texte
qu’a rédigé Pierre LEGENDRE, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie
patriote, Editions de Minuit, Paris, 1976, 275 p.
Mythe
de l’administration efficace et culte du chef
Avec beaucoup de
talent, Pierre LEGENDRE dénonce la phraséologie des bureaucrates qui oppriment
la population en faisant croire à cette dernière qu’elle « participe »
à la gestion de ses affaires :
« Si la
psychanalyse peut avancer une chose, une seule chose, pour l’usage politique,
c’est certainement ceci : nous avons prise sur notre aliénation. D’abord,
en en parlant. Mais comment la parole pourrait-elle fonctionner, quand elle est
serve d’une maîtrise jamais démentie ni même simplement repérée, de cette
science des chefs fabuleuse ? D’ailleurs, qui parle, sinon les porteurs
autorisés, les idoles savantes, de ce divin savoir répandu sur l’humanité
ignorante ? En dernier lieu, dans les zones supérieures de la bureaucratie
française, la nouvelle recette hiérarchique consiste à déclarer caduc tout
pouvoir, au nom d’une théorie du sens puisée aux meilleures sources : le
Pouvoir n’existe pas, puisque nous y sommes. La réforme centraliste consiste
fondamentalement en ceci : changer les chefs méchants en chefs bons et
généreux, opération qui ne suppose même plus la rotation des états-majors. Une
telle doctrine fait marcher. Dans ces conditions, m’opposait un étudiant versé
en ces sciences merveilleuses, vous niez la novation. Il voulait dire
l’innovation, car novation il y a bel et bien, comme l’entendent les juristes
pour expliquer la transfusion de la dette dans une autre obligation, mémorable
doctrine de la reproduction empruntée à nos ancêtres les Romains. Autrement
dit, la politique change de bocal ; se perpétue dès lors le système,
l’intouchable organisation fondée par un discours. Ce n’est pas là parler, mais
rabâcher. »
(Jouir du pouvoir, p. 17).
Les prétentions à la
réforme administrative consistent donc à croire que remplacer de « méchants »
chefs par des « gentils » suffira…
Pierre LEGENDRE a
bien raison d’ironiser.
Nationalisme,
illusion et omniprésence des conflits d’intérêts
Le présent blog tire
également la sonnette d’alarme quant aux conflits d’intérêts entre d’un côté la
population précarisée (notamment en copropriété du fait de l’alourdissement des
charges imposées par l’Etat) et, de l’autre côté, les rentiers qui composent
l’administration, et cela malgré les propagandes hypocrites. Là encore, le
propos de Pierre LEGENDRE est salutaire :
« Les cartes de la bureaucratie ne seront jamais sur la table, car les administrations sont aussi des lieux où
tout le monde apprend à s’y mentir à l’aise » (Jouir du pouvoir, p. 18).
Pierre LEGENDRE a donc
bien compris la dangerosité de la phraséologie nationaliste qui fait pendant au
délire bureaucratique.
L’idée d’une unité
artificielle de la nation pour dissimuler les conflits d’intérêts et les
antagonismes sert à construire l’omnipotence de chefs nationalistes qui se
veulent tout-puissants.
« Le délire de la vérité universelle est, en fait, l’articulation majeure
du système signifiant de la garantie patriotique. Il n’est pas vrai que le
peuple parlant français soit Un, il n’est pas vrai qu’il vive en paix. La vie
sociale est un tissu de drames sans fin, d’oppositions sans remède sinon celui
d’une guerre civile tantôt froide et tantôt chaude, de sacrifices humains en
tous genres, en un mot de différences absolument tragiques entre ceux qui
jouissent et ceux qui dans le texte ont aussi leur place, bien qu’ils jouissent
à la manière inverse de celle des chefs. » (Jouir
du pouvoir, p. 66).
Dès lors, les
nationalistes sont toujours un peu des bouffons. « Le nationalisme, il n’y a qu’une façon d’en parler, pour forcer le
discours et pour en faire passer la maudite formule, c’est d’en rire. » (Jouir du pouvoir, p. 85).
Le
poids des sacrifices
L’Etat centralisateur
est ainsi une mécanique oppressive, notamment dans sa dimension fiscale,
puisqu’il sert une caste de privilégiés alliée à des courtisans menteurs.
« La méconnaissance du caractère persécutif de l’organisation centraliste
est encore de nos jours un indice non négligeable du classicisme dans l’effort
de repérage théorique, cet effort fût-il apparemment cassant avec les
traditions de ce système ultra-conservateur. La persécution procède avant tout,
en ses manifestations bureaucratiques, d’un amour insensé dirigé vers l’idéal
de la Loi incarné par les chefs innocents. » (Jouir
du pouvoir, p. 215).
Les délires
technocratiques arrogants de la loi ALUR en 2014 étaient anticipés par Pierre
LEGENDRE dès 1976.
Pierre LEGENDRE a
donc compris parfaitement l’injustice des charges fiscales. Or, cette question
domine le monde de la copropriété, puisque ce dernier constitue un système
fiscal camouflé et injuste.
« Au fond,
l’impôt moderne, quoi qu’en disent les propagandes, représente un
perfectionnement de ce que les juristes latins du Moyen Âge appelaient exactio, formule vulgairement
retranscrite en exaction » (Jouir
du pouvoir, p. 230).
Pierre LEGENDRE a
donc parfaitement compris la notion de fracture sacrificielle, car « un sacrifice, surtout d’argent, représente davantage que la chose ou les
sommes sacrifiées »
(Jouir du pouvoir, p. 230).
Participation,
piège à pigeons
Dès lors, il fustige la logorrhée
participative quand elle n’est qu’une tromperie inventée par des réseaux
technocratiques pour abuser la population et lui imposer l’obéissance. Participation,
innovation, réforme, ce sont là des « révolutions-pour-rire » et des
« simulacres de destruction de l’Etat méchant et
centralisateur »
(Jouir du pouvoir, pp. 149-150).
La participation
prônée par les technocrates est donc, le plus souvent, un piège à pigeons car
ils ne veulent à aucun prix d’une irruption de la population dans l’évaluation
des privilèges.
« Un monde dans
lequel chacun penserait par soi-même, c’est-à-dire d’une façon critique en
dehors des normes grossièrement assénées par les propagandes, serait tenu pour
invivable et son coût financier deviendrait prohibitif, au regard de
l’aménagement technocratique. C’est ce que pense à haute voix, non sans rappel
d’expérience, dans les hauts-lieux de l’organisation, là où les quiproquos de
la gestion participative, de la participation, etc., sont le plus clairement
perçus. Le problème institutionnel de la participation est avant tout le
problème des bornes à poser aux contre-discours ayant pour cible le pouvoir
sous toutes ses formes, afin d’en détourner l’effrayante menace, menace que
personne ne peut contrôler, à commencer par bien des adversaires de l’Etat
centraliste, fascinés à leur tour par la rhétorique terrorisante où s’exprime
communément le centralisme. » (Jouir
du pouvoir, p. 73).
Derrière la
malveillance bureaucratique à l’égard des citoyens autonomes se cache la
volonté de multiplier les rentes de situation.
Les
Français, tous fonctionnaires ?
Reprenant un vieux
slogan publicitaire, Pierre LEGENDRE lance son fameux : « les Anglais
tous actionnaires, les Allemands tous factionnaires, les Français tous
fonctionnaires » (Pierre LEGENDRE, Trésor historique de l’Etat en France. L’Administration classique,
Fayard, Paris, 1992, 638 p. et notamment p. 454 pour la citation).
Ce slogan fut utilisé
par la Maison des Abeilles, une manufacture de vêtements de Fécamp, en sachant
que Pierre LEGENDRE est originaire de Normandie…
A la même page 454 du
Trésor historique de l’Etat en France, Pierre LEGENDRE explique
qu’en 1839, il y avait 1 fonctionnaire pour 261 habitants et 1 pour 54 en 1914.
Aujourd’hui, il y en
a 5,6 millions, soit un pour 12 habitants…
Dans le même temps,
alors que l’on est passé de 35 millions à 66 millions d’habitants en France, le
nombre de magistrats n’a pas varié, avec la surcharge de travail que cela
implique… Quant aux militaires, ils sont toujours plus nombreux à être
précarisés.
Ainsi, des rentes à
vie, pour les fonctionnaires qui s’occupent de propagande à coup de deniers
publics, il y en a. Pas besoin de faire des économies à ce niveau.
Par contre, pour les
soldats et les magistrats, il n’y a pas de moyens pour créer des rentes
supplémentaires, au nom des économies, paraît-il...
Dualisme
et tentation de la fuite pionnière
Malgré tout, la
tentation simpliste du rejet radical de la rente serait dangereuse.
Le dépassement des
scléroses de l’Etat par une utopie simpliste, c’est le risque permanent auquel
est exposé l’Europe.
Le culte du pionnier
qui échappe aux impasses des privilèges pour créer ailleurs un monde nouveau
pose aussi problème, mais ce n’est pas un hasard s’il hante l’Occident.
D’un côté, les Etats européens
sont les héritiers de l’empereur byzantin Justinien qui, en 533, a compilé le
droit romain et a eu la prétention de soumettre le monde méditerranéen à son
administration (Pierre LEGENDRE Leçons IX L’autre Bible de l’Occident :
le Monument romano-canonique. Etude sur l’architecture dogmatique des sociétés,
Fayard, 2009, 539 p., et notamment p. 33).
Byzance s’est épuisée
dans ce projet, et notamment dans ses luttes pour reconquérir l’Italie, ce qui
explique le succès de la conquête arabe quelques décennies plus tard.
De l’autre, l’Eglise
catholique a, elle aussi, tenté d’établir un système de droit qui, lui, ne se
souciait pas des frontières et aspirait à construire une société idéale.
C’était le canon (kanôn , du grec
ancien κανών, le roseau, le fléau de la balance), ensemble de règles sous
contrôle pontifical (Leçons IX, p.
41).
Dès lors, une
confrontation permanente se niche dans l’esprit des Occidentaux. D’un côté, la
pesanteur d’un système de droit hérité du monde romain est omniprésente, que l’on
s’en accoutume par bassesse ou que l’on en éprouve de la nostalgie. D’un autre
côté, chacun est nostalgique d’un législateur suprême écrivant sous la dictée divine
(Leçons IX, pp. 74-75).
Même pour nous, cette
leçon est importante. L’idéal coopératif ressemble furieusement à un nouveau
droit canon. L’action participative décrite par l’Alliance Coopérative
Internationale (ACI) pourrait servir de nouvel idéal pour des pionniers
soucieux de s’extraire des pesanteurs de la société.
Certes, confronter le
droit de l’ACI à celui des Etats est intéressant.
Toutefois, glisser
dans l’illusion que l’on peut échapper à ses propres tentations nationales en
se réfugiant derrière les principes de l’ACI serait une grave erreur.
Croire que l’on peut fuir
ses responsabilités collectives en fondant son monde nouveau tout seul dans son
coin serait également une erreur.
Pierre LEGENDRE ne
prône ni l’un, ni l’autre et nous met en garde contre l’illusion de vouloir
faire du passé table rase. C’est tout l’intérêt de son œuvre.