Le 29 mai 2015 s’est
tenu le salon du Pouvoir d’agir à Paris (Palais de la Femme, rue de Charonne),
à l’invitation du Collectif Pouvoir d’Agir.
Le pouvoir d’agir
fait référence à l’empowerment déjà
abordé ici.
Le salon du 29 mai s’est
divisé en trois temps.
D’abord, des
discussions se sont tenues autour de stands sur le principe « one
to one » (entretiens d’une personne seule avec une autre personne
seule).
Ensuite, de petites réunions d’écoute par tables
restreintes ont été organisées sous la direction des organisateurs. Puis des
délégués volontaires ont tenté de délivrer en tribune une synthèse conforme aux
attentes des organisateurs, nul ne souhaitant être désobligeant à l’égard de ces
derniers, puisqu’ils ont eu la politesse de mettre en place la manifestation.
Enfin, des actions de
citoyens étant partis à la conquête d’un pouvoir d’agir ont été mises en scène
dans une petite chorégraphie théâtrale
de manière très plaisante.
Les organisateurs ont
également fait la promotion de l’ouvrage d’Hélène
BALAZARD, Agir en démocratie, Les
Editions de l’Atelier, Ivry, 2015, 155 p.
L’ouvrage, tout
récent, constitue une clef de
compréhension indispensable pour comprendre les comportements de la mouvance qui invoque aujourd’hui le pouvoir
d’agir à titre professionnel (à l’opposé des citoyens confrontés à des
difficultés qui, eux, vivent le défi de l’acquisition de l’autonomie). Que chacun achète ce livre !
Hélène BALAZARD, qui
a étudié l’exemple de l’organisation London
Citizens, défend la dynamique de la BBCO
(Broad
Based Community Organization, organisation communautaire à base large).
Elle a également été l’une des initiatrices de l’Alliance Citoyenne à Grenoble
(à ne pas confondre avec l’Alliance Citoyenne de Rennes, qui est une association
électoraliste centriste).
La BBCO repose sur l’idée
qu’il faut redonner du pouvoir aux plus démunis (Agir en démocratie, p. 13).
Pour cela, il
convient de contraindre les détenteurs d’un pouvoir à répondre de l’usage qu’ils
en font, en suscitant la constitution des collectifs aptes à interpeller les vrais
décideurs (Agir en démocratie, p.
19).
London Citizens a donc fédéré des groupes de personnes (et souvent
des associations cultuelles de diverses obédiences). Aucune adhésion directe individuelle
n’était possible (Agir en démocratie,
p. 37).
Le modèle a été suivi
à Grenoble, avec une tendance forte à recruter des associations fondées sur une
base religieuse (Agir en démocratie,
p. 49), même si des individus peuvent aussi adhérer (Agir en démocratie, p. 135).
L’accusation évidente
qui vient à l’esprit est celle de communautarisme. C’est pour cela qu’Hélène
BALAZARD termine son livre par la formule : « Liberté, Egalité, Fraternité sont des notions qui restent abstraites si
elles ne s’expérimentent pas et ne s’incarnent pas concrètement. C’est par la
pratique et l’interaction collective que l’on s’approprie ces biens communs » (Agir en démocratie, p. 148). La
prétendue abstraction des principes républicains français est opposée par l’auteure
à la soi-disant dimension concrète des actions de London Citizens…
Ce n’est toutefois qu’une
formule de style. Personne n’est dupe sur l’opposition des intérêts entre les organisateurs, des professionnels
pratiquant l’entre-soi, et la population la plus fragilisée qui n’a aucune
possibilité de manifester sa colère sans qu’elle soit détournée.
Les organisateurs,
qui poursuivent leurs plans de carrières, et les leaders, c’est-à-dire les
volontaires les plus soumis, définissent seuls les campagnes et les slogans
dans le cadre de la BBCO (Agir en
démocratie, p. 92).
Les réunions à London Citizens, dirigées par les
organisateurs professionnels, sont centrées sur l’utilisation des émotions des
volontaires et non sur la capacité de ces derniers à décoder les conflits d’intérêts,
à repérer les compagnonnages professionnels et à comprendre les stratégies des
réseaux de pouvoir (Agir en démocratie,
p. 95).
L’organisation
communautaire à base large (BBCO) repose donc sur une infantilisation évidente, doublée d’une utilisation de l’opium du peuple que peut être la
religion (qu’elle soit musulmane, protestante, catholique, juive ou bouddhiste)
quand elle est déconnectée d’une réflexion théologique solide.
La force de l’ouvrage d’Hélène BALAZARD, malgré ces
défauts de la BBCO, est de faciliter le décodage des relations de domination.
Ainsi, les citoyens qui veulent s’engager disposent d’une boîte à idées pour
éviter certaines dérives.
Cela pourrait être
particulièrement utile en copropriété, où la réflexion sur l’action collective
est défaillante depuis plus de 50 ans (hormis les excellents travaux de Marie-Pierre
LEFEUVRE, avec laquelle l’association LGOC a eu le plaisir de travailler, et de
Nicolas GOLOVTCHENKO).
L’influence bénéfique
de la pensée d’Hélène BALAZARD est perceptible au sein de l’Alliance Citoyenne
de Grenoble. De nombreux citoyens grenoblois de divers horizons et de diverses
origines, ont pu se mobiliser contre des contrats contestables en matière de
fourniture d’eau chaude à des ensembles immobiliers de logement collectif. Cela
concernait autant des copropriétés que de l’habitat social. Les associations
traditionnelles de locataires et de propriétaires étaient silencieuses, du fait
des partenariats qu’elles nouent avec les collectivités territoriales ou les
grandes entreprises.
L’Alliance Citoyenne de Grenoble a permis de contourner les
structures de représentation sclérosées.
De ce point de vue, on
ne peut que constater l’intérêt de la réflexion appelée par Hélène BALAZARD sur
la domination charismatique exercée dans les actions collectives par les
organisateurs et les principaux leaders (Agir
en démocratie, p. 96).
L’aveuglement quant
aux conflits d’intérêts est la principale cause d’échec des actions collectives.
Hélène BALAZARD a l’honnêteté de ne pas escamoter cet écueil, en évoquant l’équilibre
à trouver entre recherche de financements et quête de l’indépendance (Agir en démocratie, pp. 137 à 138).
« Avoir du pouvoir revient à maîtriser les trois activités de résolution
des conflits : nommer (naming),
imputer une responsabilité (blaming)
et proposer une solution (claming) » (Agir en démocratie, p. 138, l’auteure faisant
référence à un texte de FELSTINER, ABEL et SARAT dont l’article est en ligne, voir
http://bit.ly/1FO5z6c)
Les organisateurs
rémunérés, qui sont des prestataires, ont donc des intérêts intrinsèquement divergents de ceux des bénéficiaires de la
prestation, c’est-à-dire les citoyens qui veulent se mobiliser.
Les syndics professionnels
sont dans la même situation à l’égard des copropriétaires. Or, il serait
ridicule de demander aux syndics professionnels de représenter, contre
eux-mêmes, la défense des copropriétaires… De la même manière, si les
organisateurs ont mal nommé un problème, parce qu’ils sont liés au processus
qui crée la difficulté en question, on ne peut pas compter sur eux pour se
flageller spontanément.
A ce sujet, le
courage d’Hélène BALAZARD est remarquables car, tout en étant ouvertement liée
aux organisateurs de liens collectifs, elle ne dissimule pas ces risques potentiels.
Bien entendu, elle
reste optimiste mais un peu floue : « Certains
élus, à rebours de leur rôle traditionnel, réfléchissent à susciter le pouvoir
d’agir. Des rôles similaires à celui des organisateurs, des catalyseurs d’action
collective et des accompagnateurs d’émancipation, se développent également dans
ce sens au sein des institutions ou des mouvements citoyens (par exemple en
réinventant ou prolongeant les formes dites d’éducation populaire) » (Agir en démocratie, p. 147).
Oui, c’est la vieille
rengaine de la démocratie participative, usée jusqu’à la corde faute d’avoir
fait émerger des processus juridiques précis fondés sur des principes fondamentaux
dont la validité aurait été démontrée au plan logique.
Avant de jeter la
première pierre à Hélène BALAZARD et de l’accuser de bobocratie, il convient
toutefois de se souvenir de la lettre à MAILLARD du 06 juin 1852 rédigée par Auguste
BLANQUI (1805-1881). Ce dernier avait, à l’époque, été mis en prison par le
régime bonapartiste putschiste.
Le document, synthétique
mais très intéressant, est accessible en ligne (http://www.lafabrique.fr/spip/IMG/pdf_Maintenant.pdf).
On peut également
consulter : BLANQUI, Textes choisis, préface et notes de P.V.
VOLGUINE, Les Editions Sociales, Classiques du peuple, Paris, 1971
MAILLARD était un militant
de la coopération partisan de Philippe BUCHEZ.
BLANQUI, quant à lui,
se montrait obsédé par l’action révolutionnaire violente qui devait être conduite
au nom du peuple par une élite. Les partisans de la coopération, à l’inverse,
souhaitent éviter la guerre sociale et bâtir une harmonie. Aussi, ils manifestaient
une vive réserve quant à la frénésie d’affrontements.
Pourtant, MAILLARD
déplore, auprès de BLANQUI, la trahison de la Révolution de 1848 par des théoriciens
fumeux. BLANQUI, le perpétuel révolutionnaire, lui rappelle, à l’inverse, que
la diversité des écoles de pensée et la confrontation des idées n’est
absolument pas une faiblesse et ne constitue pas la cause de l’échec, même quand
certains peuvent s’égarer.
L’aveuglement quant
aux conflits d’intérêts et le flou sur des concepts trompeurs sont bien plus
dangereux. BLANQUI relève alors les errements de son interlocuteur à ce sujet.
MAILLARD n’a que le mot démocratie à la bouche, sans réfléchir aux divergences
majeures d’intérêts entre bourgeoisie privilégiée et masses laborieuses :
« Vous me dites:
je ne suis ni bourgeois, ni prolétaire, je suis un démocrate. Gare les mots
sans définition, c’est l’instrument favori des intrigants. Je sais bien ce que
vous êtes, je le vois clairement par quelques passages de votre lettre. Mais
vous mettez sur votre opinion une étiquette fausse, une étiquette empruntée à
la phraséologie des escamoteurs, ce qui ne m’empêche pas de démêler
parfaitement que vous et moi avons les mêmes idées, les mêmes vues, forts peu
conformes à celles des intrigants. Ce sont eux qui ont inventé ce bel aphorisme
: ni prolétaire, ni bourgeois mais démocrate ! Qu’est-ce donc qu’un démocrate,
je vous prie ? C’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en
caoutchouc »
Hélène BALAZARD abuse
aussi des « mots en caoutchouc », comme la démocratie, le bien
commun, etc., mais sur le fond, elle aura œuvré à la réflexion relative aux garanties coopératives.
L’association LGOC
travaille sur ces questions depuis 2011 en proposant une vraie coopération dans
une action collective. Pour cela, elle prône la rotation de tous à toutes les fonctions, la réciprocité, la vérification,
le regard croisé et l’intermédiation (éviter la domination d’individus
isolés par les tyrans charismatiques). La BBCO implique le refus de tous ces
principes, puisqu’elle renforce la distinction entre dirigeants et dirigés, sur
fond de public manipulé, de leaders enrégimentés et d’organisateurs stipendiés.
La bonne attitude n’est
pas d’en vouloir à Hélène BALAZARD, d'autant qu'elle a la franchise d'aborder ces problèmes. De la même manière, il serait absurde de jeter le bébé avec l’eau du bain en
prétendant que les discussions sur le pouvoir d’agir ne concernent que des rentiers
bohèmes mangeurs de subventions.
Ne nous montrons pas
plus sectaires que BLANQUI. Reconnaissons l’utilité des regards croisés portés sur
les mêmes problèmes par des personnes ayant eu des trajectoires différentes.
Les spécialistes de l’organisation
communautaire à base large (Broad Based
Community Organization) ont des choses à nous apprendre, ne serait-ce que
sur les risques qu’il convient d’éviter, notamment au plan du compagnonnage
professionnel et de la domination charismatique des organisateurs.
On comprendra, néanmoins, que
le concept d’acquisition du pouvoir d’agir (empowerment)
soit préféré ici à celui de BBCO. La dimension communautariste de cette
dernière est effectivement malsaine et contraire aux principes constitutionnels
français ainsi qu’à la sécurité nationale. Le comportement parfois égocentrique
des organisateurs communautaires relève, de surcroît, plus souvent d’un opportunisme
cynique que d’un processus d’émancipation du peuple basé sur des principes précis.
On y reviendra.