Gemeinschaft und Gesellschaft de Ferdinand TÖNNIES
est un ouvrage majeur paru en 1887 qui a marqué la sociologie naissante (Community
and Civil Society, 2001, Cambridge University Press, Cambridge, Royaume
Uni, édité par Jose HARRIS et traduit par Marguaret HOLLIS, 266 p.).
L’argument principal
de Ferdinand TÖNNIES, un auteur allemand, fut la promotion des groupes
communautaires traditionnels. Dans le cadre de ces derniers, selon ce
sociologue, l’union des volontés était perçue comme naturelle par les membres
(voir p. 186). Une organisation basée sur ce principe était appelée par TÖNNIES :
Gemeinschaft. Elle était vue comme
découlant d’un état naturel ou originel de la vie commune (p. 22). Ce qui marquait
ce mode d’action collective était donc le fait que chacun jugeait que ce qu’il
avait à y faire relevait de l’évidence. Tout membre y considérait instinctivement
que ses propres intérêts étaient en parfaite harmonie avec ceux du groupe.
A l’opposé, les
groupes artificiels (p. 179) où les membres étaient contraints par la volonté
arbitraire d’un pouvoir unificateur (p. 186) relevaient d’une organisation
dénommée par TÖNNIES : Gesellschaft.
On notera que ce terme allemand définit aujourd’hui une société en général.
Dans le mode de fonctionnement décrit à ce titre par TÖNNIES, les échanges avec
les autres étaient basés sur le contrat (p. 58). Toutefois, du fait d’une
défiance que chacun éprouve à l’égard de l’autre, on essayait de tromper son
prochain et l’on redoutait d’être trompé par lui (p. 52). Le monde de la Gesellschaft était celui des marchands
et des usuriers (p. 70).
La propriété privée
absolue (et indifférente aux autres) relève de ce dernier système (p. 221) tout
comme la consommation guidée par le plaisir (p. 256) et le dirigisme étatique
visant à protéger par la force des contrats dont la conclusion repose sur la tromperie
ou la contrainte économique (p. 247).
TÖNNIES considérait
clairement que la Gemeinschaft correspondait
à un idéal qu’il fallait retrouver, alors que la Gesellschaft conduisait au désastre (p. 256). Toute l’histoire du
monde pouvait se résumer à l’opposition entre ces deux tendances selon TÖNNIES
(pp. 260-261).
Toutefois, TÖNNIES n’était
pas naïf et n’oubliait pas que la volonté calculatrice n’est pas forcément
étrangère à la volonté perçue comme naturelle (p. 116). Ce qui relève de l’évidence
pour un agent social peut aussi correspondre à ce qu’il estime être son intérêt
bien compris. C’est d’ailleurs à ce moment-là que la force du modèle de la Gemeinschaft se manifeste le plus.
Max WEBER ne dit pas autre chose, dans le célèbre
ouvrage paru en 1921 intitulé Wirtschaft
und Gesellschaft (Economie et
Société, 1/ Les catégories de la sociologie, édition originale Plon 1971,
Pocket 1995, Paris, 411 p., et 2/ L’organisation et les puissances de la
société dans leur rapport avec l’économie, édition originale Plon 1971, Pocket
1995, 425 p.)
Dans l’idéal, la Vergemeinschaftung, la constitution de
communautés où les volontés des membres sont parfaitement harmonisées, est l’antithèse
absolue de la lutte entre agents sociaux. Dans les faits, essayer de construire
un groupe relevant de la Gemeinschaft
peut-être le meilleur moyen de lutter pour imposer sa propre volonté aux autres
agents sans qu’ils ne s’en rendent compte, et en permettant ainsi qu’ils y
adhèrent spontanément. C’est donc une forme de lutte « moins brutale » (p. 80).
L’opposition entre
copropriété et habitat participatif recouvre exactement ces débats.
La copropriété est la
manifestation la plus flamboyante de la Gesellschaft,
selon TÖNNIES. Elle a été fondée en 1965 sur l’idée d’attirer dans des
structures collectives les ménages en leur promettant la propriété individuelle
des appartements, sans trop insister sur le poids de l’organisation collective
(voir Droits et construction sociale,
n° 41, 09 juin 2014, pp. 6 à 9). On repère bien là l’intention de lier les
autres dans un contrat où ils seront subrepticement contraints d’accepter un
cadre dont ils découvriront la lourdeur ultérieurement, d’autant que ce cadre
évolue négativement.
Ce type de déception
génère naturellement de la défiance et une crispation des relations entre
membres du groupe, d’où la nécessité pour l’Etat d’intervenir toujours plus pour
aggraver de manière imprévisible le poids du statut de la copropriété. Ainsi s’explique
l’accentuation du pouvoir de contrainte des majorités. De la même manière, c’est
cela qui motive la mutation incessante des normes (voir l’excellente analyse de
Christian ATIAS, « Il est confirmé que les politiques du logement et de l’urbanisme
inspirent la conception de la copropriété », Informations Rapides de la Copropriété, n° 602, octobre 2014, pp. 6
et 7)
L’habitat
participatif, à l’opposé, constituerait, selon ses partisans, et notamment
Cécile DUFLOT, un habitat choisi, par opposition à un habitat subi (http://www.dailymotion.com/video/xvbfkf_rencontres-nationales-de-l-habitat-participatif-message-de-cecile-duflot_news).
C’est donc clairement
l’idée d’une forme de Vergemeinschaftung
qui est sous-jacente au processus de l’habitat participatif. Le législateur de
la loi ALUR a rêvé de constituer des groupes où la dimension collective soit
vécue instinctivement comme positive.
Toutefois, en refusant
de se positionner tant par rapport aux écrits de TÖNNIES que par rapport à ceux
de Max WEBER, le législateur a pris un risque. Alors que les parlementaires
rêvaient de reprendre par ce biais le contrôle d’une population qui lui échappe,
il se retrouve à prôner une démarche qui constitue une remise en cause
cinglante du système existant.
Un groupe relevant du
concept de Gemeinschaft ne tombe pas
du ciel. Certes, il conduit les participants à faire des sacrifices, même quand
ils ne les avaient pas anticipés. Toutefois, jouer avec ce concept revient à
prôner la constitution de communautés
identitaires où, certes, les membres sont prêts à sacrifier leurs intérêts
immédiats, mais où ils aspirent avant tout à la continuité du groupe reposant
sur une identité collective, une culture commune.
La survie du groupe a une valeur en elle-même et c’est cela
qui motive l’investissement, mais ce n’est certainement pas une bonne nouvelle
pour le pouvoir politique qui doit, lui aussi, se soumettre à l’identité
culturelle
concernée s’il ne souhaite pas
perdre toute légitimité. Une telle approche est à l’opposé tant du consumérisme
que des conceptions classiques de l’interventionnisme étatique, de l’égalité
républicaine et du refus des discriminations. Parler de Gemeinschaft implique
toujours une discrimination radicale entre ceux qui acceptent la discipline
sacrificielle pour maintenir un mode de fonctionnement collectif sain et ceux
qui relèvent de la société trompeuse, consumériste et despotique.
Le législateur de la
loi ALUR aurait mieux fait de se poser ces questions en amont. Toutefois, cela
impliquait d’accorder du crédit à des auteurs ayant beaucoup travaillé, et de
manière sérieuse, sur ces sujets. On pense, notamment, au groupe de recherche
ALTERPROP (http://alter-prop.crevilles-dev.org/),
au groupe E2=HP2 (http://eco-sol-brest.net/Le-financement-de-l-habitat.html)
Dans une perspective de lutte des places, ceux qui se situent dans une
dynamique d’appareil ont convaincu les parlementaires de pratiquer plutôt une
forme d’autisme.
Certes, on a prétendu
consulter les chercheurs sérieux et les militants qui souhaitent réellement
construire la concorde sociale. Pour autant, on ne les a pas vraiment écoutés. Le
refus de faire le bilan des expériences passées dans l’étude d’impact de la loi
ALUR est caractéristique de cette stratégie, alors même que les militants
sincères de l’habitat participatif sont prêts à un débat public sur ce point et
qu’ils font beaucoup d’efforts pour rester déférents et positifs (http://habitatparticipatif-paca.net/index.php/2-non-categorise/47-compte-rendu-des-journees-nationales-de-l-habitat-participatif-21-juin-2014).
En fait, les prisonniers
des dynamiques d’appareil veulent se constituer un statut à tout prix pour en
jouir sans entraves sans se soucier du reste du monde, exactement dans la
perspective de ce que dénonçait TÖNNIES. Ces promoteurs de modèles statutaires
rigides souhaitent y attirer la population afin de l’y piéger. Ensuite, les
cadres statutaires pourront évoluer négativement sous la direction d’autorités pas
forcément bienveillantes. Une fois de plus, les populations seront déçues. Une
fois de plus, les impératifs liés aux réalités seront ignorés.
Voilà pourquoi les statuts sont des pièges. D’abord, ils
nuisent à ceux qui doivent en assumer le coût. Ensuite, ils condamnent à l’inadaptation
ceux qui s’emprisonnant dans l’esprit de rente.
Souhaitons que les
militants sincères de l’habitat participatif puissent échapper à ce piège-là.
Souhaitons surtout que, si des dynamiques d’appareil continuent à être à l’œuvre,
elles n’entraînent pas dans leur discrédit les défenseurs sincères des
alternatives novatrices.
Enfin, beaucoup
souhaiteraient une conception œcuménique, voire bon enfant, de la dynamique de
l’habitat participatif, en mettant la poussière sous le tapi. Cela peut se
comprendre dans une perspective d’acquisition de la notoriété à tout prix. Qu’ils
sachent, néanmoins, qu’ils finiront toujours par éternuer. En effet, la
population visée, c’est-à-dire les déçus du système actuel, constitue justement
le groupe des personnes les plus promptes à soulever les tapis pour voir ce qu’il
y a dessous.
Donner une image
lisse à n’importe quel prix ne conduit nulle part lorsque ladite image est
problématique. Dès maintenant, des adversaires de la dynamique de l’habitat
participatif posent de dures questions sur la tendance au sectarisme et à l’élitisme.
Un jour ou l’autre, il faudra bien y répondre.