jeudi 13 novembre 2014

La vie liquide de Zygmunt BAUMAN

Parfois, les sujets que l’on se garde bien d’aborder en disent bien plus long sur soi que les phraséologies que l’on use jusqu’à la corde.

Ainsi, on ne peut que regretter la rareté des références à Zygmunt BAUMAN dans les universités et les médias français.

Cet auteur a dégagé un concept essentiel et particulièrement éclairant sur les problématiques actuelles. C’est la « vie liquide » (Zygmunt BAUMAN, La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, Rodez, 2006, 2005 éd. Originale, trad. Christophe ROSSON, 203 p.).




La liquidité se définit par des changements de modes d’action trop rapides pour que se créent des habitudes (La Vie liquide, p. 7).

Ainsi, « La vie liquide est précaire, vécue dans des conditions d’incertitude croissante » (La Vie liquide, p. 8).

La foi en l’avenir diminue. La croyance en des mouvements collectifs susceptibles de changer en mieux le monde s’étiole. Cela induit un relâchement des attachements et une révocabilité de l’engagement. Dès lors, la quête des gains individuels prime sur la recherche du bien commun.

« La vie liquide dote le monde extérieur, en fait tout ce qui dans le monde ne fait pas partie du moi – d’une valeur essentiellement instrumentale » (La Vie liquide, p. 19).

Parallèlement, le fait que d’autres, dans le monde, soient capables de se sacrifier pour une cause devient incompréhensible, alors même que l’utopie de la bonne société recule (La Vie liquide, p. 55).

En résumé, « Alors que la société moderne liquide avance, avec son consumérisme endémique, martyrs et héros battent en retraite » (La Vie liquide, p. 63).

Ce n’est toutefois pas un processus historique achevé et nul ne peut prédire comment il évoluera. L’évolution vers la vie liquide n’est donc pas forcément inexorable.

En tout état de cause, les créatifs culturels ne sont pas les ennemis de ce processus de vie liquide prôné par les managers du système de la consommation. Zygmunt BAUMAN parle de rivalité fraternelle entre les deux univers (La Vie liquide, p. 74).

En effet, les « créatifs culturels » constituent un groupe repéré par des auteurs américains (Paul H. RAY, « The Cultural Creatives », in The Potential for a New, Emerging Culture in the US, 2008, https://www.wisdomuniversity.org/CCsReport2008SurveyV3.pdf) et T W ADORNO, Culture and Administration, 1991, cité par Zygmunt BAUMAN, L’Ethique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ? Climats, traduction Christophe ROSSON, 2009, 2008 édition originale, p. 224). Eric DUPIN (http://bit.ly/1sUAvLI) reprend l’expression par l’intermédiaire de Claude MICHEL qui a édité des auteurs s’inspirant des penseurs précités.

Même si les créatifs culturels critiquent la tyrannie de la consommation, ils pensent pouvoir changer la société en se repliant sur de petites enclaves exemplaires au plan environnemental grâce à des subventions publiques (voir Droits et construction sociale, n° 50, 3 novembre 2014, pages 18 à 20). Cela ne gène en rien les grandes sociétés commerciales puisqu’elles gardent ainsi sous leur coupe la grande majorité de la population. De même, les gouvernants peuvent alors se dédouaner grâce à des opérations symboliques sans changer les grands équilibres du système.

Le procédé est ancien, en Orient comme en Occident. Pour atténuer le rejet que suscite un monde moralement à la dérive, des îlots modèles sont constitués. Les monastères chrétiens médiévaux, ou les temples bouddhistes au Japon avant le XVIIe siècle, ont eu ce rôle, en sachant qu’ils permettaient aux dirigeants qui avaient participé aux dérives les plus graves de se racheter une conduite à leurs propres yeux en faisant retraite.

Ainsi, les grands groupes financiers peuvent souhaiter une société de citoyens moutons menacés par des criminels loups mais protégés par des policiers chiens de bergers (La Vie liquide, p. 93), le tout avec quelques zoos symboliques gérés par des créatifs culturels pour faire rêver les moutons.

Le très grand danger de cet univers fondé sur la vie liquide est la montée d’une opposition entre ceux qui croient dans la valeur des sacrifices et qui veulent à tout prix une société stable, quitte à donner leur vie pour cela, et ceux qui acceptent la perspective individualiste d’un monde flou dont on voit mal la direction dans laquelle il va.

La société se divise alors en deux. D’un côté, les financiers, les commerciaux, les élites dirigeantes et les créatifs culturels, qui semblent tous incapables de faire face aux processus négatifs à l’œuvre. De l’autre, les citoyens dotés de l’esprit de sacrifice prêts à se dévouer pour garantir le maintien d’un système lisible.

Zygmunt BAUMAN, qui a connu la seconde guerre mondiale et a dû fuir les persécutions nazies, sait à quoi ce genre de choses peut conduire et nous le rappelle. A oublier la majorité de la population confrontée à des injustices, on prend le risque de voir celle-ci s’attacher à un idéal d’ordre fixe, identitaire et vengeur excluant tous ceux qui symbolisent, à tort ou à raison, l’instabilité et l’irrespect par rapport aux sacrifices consentis par la majorité.

Au sens étymologique, le sacrifice permet de mettre les gens à part. Quand Zygmunt BAUMAN parle des homines sacri exlus de la consommation aujourd’hui (La Vie liquide, p. 133), il souligne la dangerosité de ce processus sacrificiel. Si la majorité de ceux qui sont exclus du pouvoir et des subventions se ressent comme à part au plan identitaire, il lui est possible de stigmatiser par opposition tous les profiteurs du système qui le rendent instable, qu’ils soient gouvernants, financiers, étrangers ou créatifs culturels.


Voilà pourquoi il est essentiel que nous reconnaissions tous combien nous dépendons les uns des autres pour notre présent et notre futur. Personne ne peut espérer s’abriter des orages qui éclatent ailleurs (La Vie liquide, p. 196). A défaut de nous rappeler cet impératif, nous risquons de générer des fractures sacrificielles dangereuses dans toutes les sociétés.