Parfois, les sujets
que l’on se garde bien d’aborder en disent bien plus long sur soi que les
phraséologies que l’on use jusqu’à la corde.
Ainsi, on ne peut que
regretter la rareté des références à Zygmunt BAUMAN dans les universités et les
médias français.
Cet auteur a dégagé
un concept essentiel et particulièrement éclairant sur les problématiques
actuelles. C’est la « vie liquide »
(Zygmunt BAUMAN, La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, Rodez, 2006, 2005 éd.
Originale, trad. Christophe ROSSON, 203 p.).
La liquidité se
définit par des changements de modes d’action trop rapides pour que se créent
des habitudes (La Vie liquide, p. 7).
Ainsi, « La vie liquide est précaire, vécue dans des conditions d’incertitude
croissante »
(La Vie liquide, p. 8).
La foi en l’avenir
diminue. La croyance en des mouvements collectifs susceptibles de changer en
mieux le monde s’étiole. Cela induit un relâchement des attachements et une
révocabilité de l’engagement. Dès lors, la quête des gains individuels prime
sur la recherche du bien commun.
« La vie liquide dote le monde extérieur, en fait tout ce qui dans le
monde ne fait pas partie du moi – d’une valeur essentiellement instrumentale » (La Vie liquide, p. 19).
Parallèlement, le fait
que d’autres, dans le monde, soient capables de se sacrifier pour une cause
devient incompréhensible, alors même que l’utopie de la bonne société recule (La Vie liquide, p. 55).
En résumé, « Alors que la société moderne liquide avance, avec son consumérisme
endémique, martyrs et héros battent en retraite » (La Vie liquide, p. 63).
Ce n’est toutefois
pas un processus historique achevé et nul ne peut prédire comment il évoluera.
L’évolution vers la vie liquide n’est donc pas forcément inexorable.
En tout état de
cause, les créatifs culturels ne sont pas les ennemis de ce processus de vie
liquide prôné par les managers du système de la consommation. Zygmunt BAUMAN
parle de rivalité fraternelle entre les deux univers (La Vie liquide, p. 74).
En effet, les « créatifs culturels » constituent
un groupe repéré par des auteurs américains (Paul H. RAY, « The Cultural Creatives », in The Potential for a New, Emerging Culture in
the US, 2008, https://www.wisdomuniversity.org/CCsReport2008SurveyV3.pdf) et T W ADORNO, Culture and Administration, 1991, cité
par Zygmunt BAUMAN, L’Ethique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ?
Climats, traduction Christophe ROSSON, 2009, 2008 édition originale, p. 224).
Eric DUPIN (http://bit.ly/1sUAvLI) reprend l’expression
par l’intermédiaire de Claude MICHEL qui a édité des auteurs s’inspirant des
penseurs précités.
Même si les créatifs
culturels critiquent la tyrannie de la consommation, ils pensent pouvoir
changer la société en se repliant sur de petites enclaves exemplaires au plan
environnemental grâce à des subventions publiques (voir Droits et construction sociale, n° 50, 3 novembre 2014, pages 18 à
20). Cela ne gène en rien les grandes sociétés commerciales puisqu’elles
gardent ainsi sous leur coupe la grande majorité de la population. De même, les
gouvernants peuvent alors se dédouaner grâce à des opérations symboliques sans
changer les grands équilibres du système.
Le procédé est
ancien, en Orient comme en Occident. Pour atténuer le rejet que suscite un
monde moralement à la dérive, des îlots modèles sont constitués. Les monastères
chrétiens médiévaux, ou les temples bouddhistes au Japon avant le XVIIe
siècle, ont eu ce rôle, en sachant qu’ils permettaient aux dirigeants qui avaient
participé aux dérives les plus graves de se racheter une conduite à leurs
propres yeux en faisant retraite.
Ainsi, les grands
groupes financiers peuvent souhaiter une société de citoyens moutons menacés
par des criminels loups mais protégés par des policiers chiens de bergers (La Vie liquide, p. 93), le tout avec
quelques zoos symboliques gérés par des créatifs culturels pour faire rêver les
moutons.
Le très grand danger
de cet univers fondé sur la vie liquide est la montée d’une opposition entre
ceux qui croient dans la valeur des sacrifices et qui veulent à tout prix une
société stable, quitte à donner leur vie pour cela, et ceux qui acceptent la
perspective individualiste d’un monde flou dont on voit mal la direction dans
laquelle il va.
La société se divise
alors en deux. D’un côté, les financiers, les commerciaux, les élites
dirigeantes et les créatifs culturels, qui semblent tous incapables de faire
face aux processus négatifs à l’œuvre. De l’autre, les citoyens dotés de l’esprit
de sacrifice prêts à se dévouer pour garantir le maintien d’un système lisible.
Zygmunt BAUMAN, qui a
connu la seconde guerre mondiale et a dû fuir les persécutions nazies, sait à
quoi ce genre de choses peut conduire et nous le rappelle. A oublier la
majorité de la population confrontée à des injustices, on prend le risque de
voir celle-ci s’attacher à un idéal d’ordre fixe, identitaire et vengeur
excluant tous ceux qui symbolisent, à tort ou à raison, l’instabilité et l’irrespect
par rapport aux sacrifices consentis par la majorité.
Au sens étymologique,
le sacrifice permet de mettre les gens à part. Quand Zygmunt BAUMAN parle des homines sacri exlus de la consommation
aujourd’hui (La Vie liquide, p. 133),
il souligne la dangerosité de ce processus sacrificiel. Si la majorité de ceux
qui sont exclus du pouvoir et des subventions se ressent comme à part au plan
identitaire, il lui est possible de stigmatiser par opposition tous les
profiteurs du système qui le rendent instable, qu’ils soient gouvernants,
financiers, étrangers ou créatifs culturels.
Voilà pourquoi il est
essentiel que nous reconnaissions tous combien nous dépendons les uns des
autres pour notre présent et notre futur. Personne ne peut espérer s’abriter
des orages qui éclatent ailleurs (La Vie
liquide, p. 196). A défaut de nous rappeler cet impératif, nous risquons de
générer des fractures sacrificielles dangereuses dans toutes les sociétés.