lundi 20 avril 2015

André TURMEL et la triade de l’action collective

L’intérêt du débat sur l’action collective en copropriété réside dans la forte présence du nihilisme institutionnel dans ce secteur.

De nombreux acteurs adorent donner des leçons qu’ils sont les premiers à violer. Toutefois, ils ne voient pas en quoi cela fait d’eux des nihilistes. Dès lors, il est temps de les inciter à regarder leurs actes en face.

Chacun croit en un bien et en un mal. Ce n’est pas une question de morale. Le bien peut n’être que l’accomplissement de son propre plaisir, par exemple. Dès lors, chacun se doit, par cohérence, d’inciter au bien et de punir le mal, non par gentillesse mais pour que la société soit mise sur de bons rails par rapport à ce qui est souhaité. Quand on en est incapable et que l’on laisse récompenser le mal et punir le bien selon ses propres critères, on se moque de la direction que prendra le monde. Tel est le nihilisme.

Le projet institutionnel consiste justement à construire de manière pérenne l’activité collective pour l’orienter vers ce que l’on estime être le bien. A l’inverse, se moquer de la victoire du bien ou du mal revient à être un nihiliste institutionnel.

André TURMEL, dans un article déjà ancien et cité ici (http://bit.ly/1E2qZla), nous aide à y voir plus clair, en différenciant clairement institution, organisation et établissement.

Les discours sur les institutions sont souvent confus et flous. Dans la pratique, beaucoup bavassent concernant la solidarité mais continuent à harceler des individus de manière illégitime en décourageant ainsi toute attitude solidaire.

Pour éviter ce travers, il faut bien comprendre que l’institution constitue un processus, un aménagement des relations autour d’une activité sociale pérenne. L’Enseignement scolaire, la Justice, la Défense Nationale, l’Université, l’Hôpital public, le Service Postal sont des institutions.

Défendre le territoire, ce n’est pas seulement un projet ou un rêve. C’est un processus qui doit permettre l’adaptation à la réalité pour obtenir des résultats. C’est donc une direction précise de l’activité.

Pour que ces institutions aient une réalité concrète, il faut qu’elles réalisent leurs objectifs dans des établissements, c’est-à-dire des espaces géographiques et physiques dans lesquels l’institution se matérialise empiriquement.

Sans juges, pas de Justice. Sans boîtes aux lettres ni facteurs, pas de Service Postal. Sans écoles primaires ni collèges, par d’Enseignement scolaire.

Enfin, si les facteurs, les enseignants, les magistrats, les greffiers ne sont ni payés, ni contrôlés, ni même appelés à agir dans un certain sens, on s’en remet au hasard et au bénévolat spontané.

Toute institution, pour avoir une vie concrète, suppose une organisation, c’est-à-dire une « hiérarchie de pouvoir, une structure formelle et informelle d'autorité, une division du travail, un contrôle des tâches, des contraintes budgétaires, etc.  », comme le rappelle André TURMEL.

Organisation, institution et établissements sont donc complémentaires mais pas interchangeables.

Ce n’est pas parce qu’il existe des établissements scolaires que l’Enseignement scolaire, en tant que processus institutionnel, fonctionnera convenablement. Ce n’est pas parce que des personnes sont payées pour enseigner qu’elles parviendront à faire maîtriser des savoirs élémentaires aux élèves, malgré une bonne organisation des services de paye.

Une institution a besoin d’une organisation et d’établissements pour exister. A leur tour, ces établissements et cette organisation détermineront dans quel sens évolue le processus institutionnel.

De la même manière, les établissements doivent leur création au processus institutionnel et leurs modalités de fonctionnement à l’organisation.

Enfin, l’organisation résulte à la fois de l’effort institutionnel et des pratiques mises en place dans les établissements.

André TURMEL parle donc du « triptyque » ou de la « triade » formée par l’institution, l’organisation et les établissements. Chaque élément ne peut être conçu sans les deux autres qui permettent de le définir.



Cela permet de rompre avec une vision niaise ou irréaliste de l’institution, qui ne doit pas être conçue comme un simple verbiage. Le processus institutionnel est une trajectoire qui s’inscrit dans les faits. La direction dans laquelle s’inscrit une institution résulte de l’organisation de l’activité dans les établissements, et non d’un simple songe.

C’est exactement pour cela qu’une certaine confusion règne entre groupement, organisation, établissements et institution dans la tête de ceux qui sont recroquevillés sur leurs statuts et qui refusent de regarder vers quoi leur activité concrète mène la société. Ce nihilisme institutionnel, qui résulte donc d’un arrivisme statutaire, consiste en un refus de savoir où l’on va au plan collectif. C’est un obscurantisme.

Placer l’institution dans les préoccupations liées à l’action collective implique donc un rapport au savoir. Instituer, c’est savoir où l’on se dirige, et éventuellement corriger le tir. Organiser, c’est pérenniser l’activité. Etablir des structures concrètes, c’est consommer des ressources dans le but d’instituer et d’organiser.



En aucun cas, il ne s’agit ici de stigmatiser la consommation de ressources, puisque la genèse d’établissements est indispensable pour concrétiser un processus institutionnel. De la même manière, il ne s’agit pas ici de diaboliser l’organisation, qui serait censée être triviale, par rapport à l’institution, qui relèverait des buts nobles. Sans organisation, par d’institution non plus.

Ce caractère indispensable de chaque élément de la triade, dont aucun ne doit être méprisé, fait penser à la triade hindouiste, la trimūrti, composée de Brahmā, le constructeur de la création, Viṣṇu, le préservateur de la création, et Śiva, qui consomme des ressources pour générer la création, et qui est donc à la fois le destructeur et celui qui symbolise la fertilité.

Brahmā incarne bien le processus d’institutionnalisation en ce qu’il fixe une direction grâce au savoir. Viṣṇu incarne le processus d’organisation, en ce qu’il pérennise l’activité. Śiva incarne bien le processus d’établissement, en ce qu’il consomme des ressources pour créer un lieu physique de l’activité.

En aucun cas il ne s’agit de hiérarchiser Brahmā, Viṣṇu et Śiva de manière simpliste et univoque en prétendant que le constructeur de la direction de l’activité serait supérieur à l’organisateur et plus encore au consommateur de ressources. Les trois sont indispensables. Cela ne signifie pas que le fait d’oublier l’un au profit des deux autres soit parfaitement prudent ou logique.

L’emploi par André TURMEL de la notion de triade montre qu’il avait peut-être ce contexte religieux en tête.

La métaphore est d’autant plus éclairante qu’il y a un rapport entre les grands dieux hindouistes et le sacrifice (voir Madeleine BIARDEAU, L’Hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Champs, Flammarion, Paris, 1995, 313 p., et notamment pp. 123, 159 et 161).

Or, cette problématique du sacrifice est au cœur de l’activité collective aussi, puisqu’il est demandé aux participants de sacrifier leur temps et leurs intérêts immédiats au nom d’une direction précise de l’activité sociale.

Madeleine BIARDEAU montre à quel point le sacrifice, en ce qu’il implique une consommation, est à la fois indispensable et dangereux. Śiva le bienveillant est également Rudra le terrible (pp. 158-159).

Celui qui consomme par habitude et dans l’indifférence risque vite de s’opposer à celui qui se sacrifie pour qu’une direction précise soit prise par la société. L’affrontement risque très rapidement de rendre ces adversaires difficilement conciliables. C’est la fracture sacrificielle repérée à de nombreuses fois ici.

On notera que d’autres auteurs ont une vision plus hétérodoxe de la trimūrti, qu’ils rapprochent de la Trinité chrétienne (Alain DANIÉLOU, Mythes et dieux de l’Inde. Le polythéisme hindou, Champs, Flammarion, Paris, 1997, édition originale en 1992, 643 p., et notamment p. 53) ce qui est sans doute audacieux et pas forcément convaincant, notamment au plan de la théologie occidentale…


Confondre Śiva avec le père, Viṣṇu avec le Fils, et Brahmā avec le Saint Esprit paraît hautement problématique, puisque les trois dieux hindouistes sont des divinités distinctes alors que les hypostases, dans la Trinité, participent d’un Dieu unique.

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