mardi 24 mars 2015

La leçon de sagesse de Christian ATIAS

(Article révisé le 13 août 2019)

Christian ATIAS, professeur de droit à Aix-Marseille de 1980 à 2012, nous a quittés le 11 février 2015 (http://www.wikiberal.org/wiki/Christian_Atias).

L’association LGOC a déjà indiqué combien cet auteur a compté pour elle.

Christian ATIAS était un grand spécialiste du droit des structures permettant à des propriétaires de gérer un bien immobilier en commun. Les travaux qu’il a publiés sur les ASL (Associations Syndicales Libres) sont, notamment, particulièrement remarquables. Sa grande culture, sa vaste connaissance des normes, ainsi que son sens de la formule, rendaient ses nombreux articles de doctrine passionnants. L’entretien qu’il a accordé aux Informations Rapides de la Copropriété en 2014 sur la loi ALUR était, par exemple, très instructif (http://bit.ly/1HzdZnH).

Surtout, Christian ATIAS fut l’un des rares enseignants de droit à s’être penché sur les unions de syndicats. On se souvient notamment de sa note jurisprudence intitulée « Le sacrifice procédural des intérêts des copropriétaires en union de syndicats » (commentaire d’un arrêt du 26 février 2003 rendu par la 3ème chambre civile de la Cour de cassation, Recueil Dalloz 2003 pp. 995-998). A cette occasion, il qualifiait ces structures, prévues par l’article 29 de la loi du 10 juillet 1965, de « traquenards ». Dans son bulletin Droits et Construction Sociale n° 43 (27 juin 2014), p. 5, l’association LGOC a pleinement approuvé cette position.

La grande perte que constitue la disparition de cet auteur ne saurait trop être soulignée, puisqu’il alliait un talent incontestable à une franchise digne de louanges, qualités assez rares aujourd’hui (http://bit.ly/19MOim3).

Au-delà de la tristesse, il nous appartient néanmoins de continuer à suivre les pistes stimulantes qu’il a ouvertes.

Christian ATIAS connaissait bien le Japon, où il a enseigné, et en parlait la langue (http://bit.ly/1xuSzFg). Cela a donné à ses vues une profondeur dont on perçoit les signes dans son œuvre.

Bien entendu, on peut ne pas partager ses opinions politiques, et notamment son intérêt pour la pensée de Charles MAURRAS ou son royalisme non dissimulé. Certes, le souci du lien nécessaire pour construire une trajectoire collective était digne d’attention (http://bit.ly/1C7yqnc). La vision qu’avait Christian ATIAS de la monarchie française, où le roi est perçu commun un pontife, un homme qui fait le pont entre la sphère des activités humaines et l’ordre céleste, n’était d’ailleurs curieusement pas éloignée de la conception japonaise du tennō heika (, souverain céleste qui trône ici-bas, traduit malencontreusement par le mot « empereur »). Cette approche rappelle aussi le rôle du Fils du Ciel en Chine (tīan zĭ, 天子, là encore maladroitement traduit par « empereur ») (voir le cours de Mme Anne CHENG du 5 février 2015 au Collège de France, http://bit.ly/1FzXdUQ).

On peut néanmoins douter d’une adéquation parfaite à la réalité historique de cette royauté perçue comme ciment naturel de la nation. Les abus de l’absolutisme à partir du XVIe siècle ainsi que les errements des monarchistes français au XIXe siècle n’ont sans doute pas été sans conséquences. En effet, ils expliquent d’ailleurs peut-être les difficultés de la droite française à élaborer un projet à la fois pertinent et cohérent face à la pensée bohème fondée sur la lutte des places et la captation statutaire.

En tout état de cause, Christian ATIAS n’était pas responsables d’égarements commis par les légitimistes ou les orléanistes avant 1900, même s’il a pu être un peu trop indulgent à leur égard…

Cela ne retire rien à l’intérêt de ses conceptions sur la théorie juridique. Son intervention sur l’analyse économique du droit devra rester gravée dans nos mémoires.

Le courant de l’analyse économique du droit a été lancé par Ejan MACKAAY, professeur à l’université de Montréal. Ce dernier a fait un bref résumé de sa position dans ses « Remarques introductives », R.R.J. (Revue de la Recherche Juridique, droit prospectif), 2008-5, pp. 2461 à 2468 :

« Dans l’analyse économique du droit, les règles sont appréhendées comme influençant les comportements de l’acteur justiciable par la modification de leurs coûts et avantages. Devant cette modification, les acteurs peuvent, rationnellement, décider d’adapter leur comportement en conséquence. L’analyse cherche à prévoir cette adaptation et à déterminer l’effet net des adaptations entreprises par différents acteurs et pose éventuellement la question de savoir s’il correspond à la volonté de l’autorité publique qui a énoncé la règle. Remarquablement, en faisant cet exercice pour l’ensemble des règles du droit civil, on observe que la plupart d’entre elles paraissent formulées comme s’il s’agissait de minimiser les coûts des interactions humaines ou d’optimiser les incitations à l’usage prudent des ressources rares ou à l’innovation, tout cela contribuant à maximiser le bien-être, au sens où les économistes emploient le terme. »

Christian ATIAS a réagi dans un article intitulé « Sur E. Mackaay et St. Rousseau, Analyse économique du droit, Paris, Dalloz, éditions Thémis, 2008 », R.R.J., 2008-5, pp. 2469 à 2475

D’abord, il a approuvé l’idée qu’il soit nécessaire de mieux réfléchir sur les conséquences économiques d’une nouvelle norme juridique que l’on souhaite édicter. Cependant, il a aussi rappelé que la volonté de produire des règles pour changer les comportements peut conduire à un point de vue très interventionniste, voire même arrogant et simpliste. Le fait qu’une norme énonce un modèle de comportement ne suffit pas pour garantir que les effets escomptés seront obtenus.

« La règle ne fait que ce qu’elle fait entendre, en fonction de la façon dont elle s’insère dans un corps global, de la façon dont elle est comprise, mise en œuvre et acceptée »

Christian ATIAS appelait donc à la prudence :

« Les effets des règles sont parfaitement imprévisibles parce qu’ils se conjuguent avec les traditions juridiques et sociales, avec ceux d’autres règles, avec les particularités des situations individuelles, avec les idéologies dominantes ou souterraines… »

Dès lors, même si l’analyse économique du droit était légitime, il ne fallait pas trop en attendre.

« C’est une chose que de ne pas légiférer à l’aveugle ou pour répondre à des revendications pressantes, à des fins électorales notamment ; c’en une toute autre que de confondre l’étude des situations à régir avec les résultats à venir de la législation. »

Tout ceci doit nous conduire à l’humilité et à la lucidité quant à la véritable nature du droit. Les normes juridiques ne sont pas la résultante mécanique de la volonté du peuple. Selon l’idéologie de la volonté générale, ce dernier est censé choisir la meilleure manière de transformer la réalité, mais il s’agit là d’une fiction.

« L’intention du législateur est un mythe ; nul n’en doute. Elle n’a pas d’existence réelle, parce que l’adoption des dispositions légales fait l’objet de décisions collectives ; nul ne peut savoir quelle fut l’intention de la majorité des votants. »

Toutefois, cette fiction conserve une utilité. Elle permet de percevoir la nature même du droit, à savoir le fait qu’il constitue une limite, un cadre qui échappe à son auteur et s’impose à lui.

« Ce mythe est fondateur. Il n’a de sens que parce qu’il montre que la loi n’appartient pas à ses auteurs. L’intention du législateur est la référence qui guide la réflexion sur ce que pourrait être la bonne règle, la recherche de la raison de droit. L’analyse économique du droit ne peut réduire son examen à la décision législative ou prétorienne ; c’est un phénomène beaucoup plus complexe qu’elle doit prendre pour objet. »

Le droit constitue donc un processus de limitation. Dès lors, il convient d’analyser en quoi la dynamique juridique permet de lutter contre l’es caprices des acteurs sociaux, comme l'a fait Christian ATIAS dans son ouvrage Théorie contre arbitraire (PUF, 1987), disponible sous format EPub depuis novembre 2018. 




Christian ATIAS refusait avec raison de réduire le droit au statut de simple instrument facile à manier. Dans le même temps, il rejetait le positivisme juridique, c’est-à-dire le fait de ne voir dans le droit qu’un corps de règles effectivement suivies sur le terrain.

Le droit est plus qu’une simple description de normes repérables à l’avance. L’information juridique n’est pas un produit de consommation sur lequel on peut se jeter gratuitement « comme une bête assoiffée sur un point d’eau » (comme le dit Michel ONFRAY, voir http://bit.ly/1HDTnId).

Connaître le droit, c’est percevoir le processus dont il participe, c’est-à-dire la création d’une norme qui dépasse celui qui l’énonce. Comme le disait Christian ATIAS dans Théorie contre arbitraire (point 3) : « Le droit n'est pas ; il advient. Il advient sans espoir d'être jamais advenu. Il est cheminement, itinéraire » 

Oublier cet impératif, c’est s’exposer à des conséquences regrettables qui découlent d’un ordre des choses que l’on peut qualifier de naturel, même s’il est complexe à repérer.

Ainsi, transformer le législateur ou les magistrats en technocrates arrogants, omnipotents et fantaisistes a un prix par rapport au comportement de l’ensemble des autres acteurs sociaux. Cette violence impunie finit par être imitée par tous. Une forme de chaos et d’affaiblissement de l’Etat s’ensuit. Le refus de prendre en compte les implications de certaines attitudes peut donc coûter cher. Voilà pourquoi il faut savoir repérer calmement les logiques pernicieuses induites par un orgueil démesuré. Tel est l’ordre naturel qu’il convient de prendre en compte pour orienter l’interprétation juridique. C’est dans ce sens que le législateur et le juge sont faillibles et qu’il faut savoir s’en souvenir.

« Il n’est pas rare que le législateur ou les juges s’égarent. Cette réalité est tenue pour une anomalie exceptionnelle et négligeable ; c’est un postulat aussi coûteux que dangereux. De trop nombreuses erreurs affectent l’image du droit, sa signification symbolique ; son acceptation sociale est en cause. »

C'est là une leçon de sagesse que nous ne devrons pas oublier.