Edgard PISANI,
résistant, préfet, sénateur, ministre du Général de Gaulle puis de François
MITTERRAND, est une figure marquante de la Vème République.
Ce fut aussi un
ministre de l’agriculture qui a mis en place le productivisme et qui a
encouragé le remembrement, même si ce dernier a abouti à la destruction de
haies vitales pour préserver la biodiversité et éviter l’érosion des sols.
Avec son étatisme
autoritaire et modernisateur, il a promis des lendemains qui chantent aux
agriculteurs sans forcément tenir parole sur le long terme (http://bit.ly/1LTSHTx).
Dès lors que l’on
parle de coopération en copropriété et d’habitat participatif, il faut
également signaler un autre aspect de sa carrière.
Edgard PISANI est
l’un de ceux qui a le plus réfléchi sur la notion de propriété immobilière,
puisqu’il prône depuis longtemps l’abaissement des pouvoirs des propriétaires
au nom de l’intérêt général. Tout le problème est qu’il est facile de demander
aux citoyens de sacrifier leur propriété mais moins aisé de garantir que ce
sacrifice ne soit pas fait au profit d’une élite malveillante.
[Edgard PISANI, Utopie foncière,
Paris, Editions du Linteau, réédition de 2009 (édition originale, Gallimard,
1977), 235 p.]
Au vu de ce titre,
peut-on dire que l’approche d’Edgard PISANI fut foncièrement utopique ?
Pas forcément, car
l’étatisme tentaculaire et l’arrogance jacobine peuvent toujours être mis en pratique.
L’utopie, ce serait de croire que des fonctionnaires malveillants attachés à leurs
rentes qui ont refusé de donner des garanties au peuple par le passé pourraient se mettre au service du public à l'avenir.
Bien entendu, quelques fonctionnaires
sont dévoués, attachés au service public et prêts à donner des garanties
à la population, mais ils ne constituent pas une généralité.
Edgard PISANI raconte
comment il en est venu à se pencher sur ce sujet de la propriété foncière.
En tant que préfet,
en 1947 et en 1950, il a été frappé par la difficulté d’exploiter les terres
agricoles divisées en une multitude de petites propriétés (pp. 10 et 11).
A l’inverse, il
constatait qu’en Suède, il était bien plus facile d’amener les propriétaires à
s’entendre (p. 13).
Face à la résistance
acharnée des propriétaires français à toute remise en cause de leur pouvoir
absolu sur leur bien, il cite un entretien où il discutait avec des membres de
l’ancienne noblesse propriétaires de forêts.
L’un des
propriétaires affirmait que si l’administration en venait à limiter son droit,
il couperait les arbres et vendrait le fond tel quel. Une duchesse aux cheveux
blancs répondit à ce propriétaire colérique : « Cette forêt ne
vous appartient pas, vous n’en êtes que le dépositaire comme je l’ai été
moi-même, et vous avez le devoir de la transmettre à vos enfants plus belle si
possible que vous ne l’avez reçue de vos parents. Cette forêt est un bien
commun dont vous êtes le gestionnaire » (p. 19).
Cette idée du bien
commun est très intéressante et rejoint des préoccupations très actuelles (http://bit.ly/1EbAoR9).
Edgard PISANI
remarque donc que :
« À force d’être privative, la propriété
devient négative. Elle n’est plus, comme elle le fut jadis, symbole et attribut
de communauté, elle est instrument d’isolement, de non-solidarité » (p. 22).
Dès lors, il prône la
limitation du droit de propriété au nom de la préservation de l’intérêt
général. Pour cela, il souhaite renforcer les pouvoirs de l’administration sans
pour autant ignorer que cela posera des difficultés car nul n’est infaillible, et les fonctionnaires
peuvent eux aussi errer...
« -
Nul
ne peut supputer que les fonctionnaires qui tranchent resteront toujours,
partout, à l’abri des tentations. Lorsque l’acte administratif fait et défait
les fortunes, la morale publique est bien vite menacée et c’est miracle que
notre administration ait si bien résisté.
- Nul n’a le droit de penser que les
citoyens auront durablement le respect des disciplines urbanistiques, s’ils ont
le sentiment que la décision urbaine est livrée au hasard, à l’arbitraire, à la
concussion.
Urbanisme et propriété du sol ne
s’accommodent pas l’un de l’autre ; la pratique nous enseigne qu’ensemble
ils conduisent à la révolte et au mépris du citoyen, car ils mènent à une
suspicion légitime de l’administration »
(p. 26).
Edgard PISANI est
conscient du fait que le pouvoir absolu du propriétaire d’un bien immobilier
correspond à une phase importante de l’histoire de France.
En 1789, la propriété
omnipotente était une promesse d’émancipation faite aux paysans français pour
qu’ils soient libérés des servitudes féodales (p. 55).
Malheureusement,
cette émancipation s’est aussi faite à l’égard de la propriété collective
villageoise (p. 57).
Le Code civil
napoléonien, qui a consacré le pouvoir absolu du propriétaire, a donc mis en
place un nouvel ordre social. Ce système fut imposé tant à l’ancienne
aristocratie qu’aux membres du peuple dépourvus de propriétés (pp. 74-75).
Le projet de
HAUSSMANN pour créer de grandes avenues à Paris à partir des années 1860 reposa
sur cette conception de la propriété individuelle. Les expropriations et la
vente à la découpe des terrains a permis une spéculation importante au profit
de rentiers propriétaires d’immeubles entiers (pp. 87 à 90).
Edgard PISANI
reconnaît qu’il sera difficile de rompre avec ce passé, les Français redoutant
l’intervention de l’Etat et l’expropriation :
« On doit donc les accoutumer à un
système nouveau en leur démontrant, jour après jour, qu’il leur donne les mêmes
garanties que l’ancien et qu’il fournit à la collectivité les moyens de mieux
aménager le cadre de leur vie quotidienne et de juguler la spéculation » (p. 106).
L’objectif que se
fixe Edgard PISANI est donc très pertinent. Hélas, les solutions qu’il propose
ne peuvent convaincre, même si l’on remarque qu’elles inspirent la majorité
parlementaire actuelle. L’Utopie foncière fut publiée en 1977, à une
époque où Edgard PISANI était redevenu de gauche et siégeait comme sénateur au
groupe socialiste…
Edgard PISANI propose
donc un projet de loi foncière dans lequel il prône :
1/ La proclamation de
l’appartenance du territoire à la Nation toute entière, chaque génération
n’étant que la dépositaire des terres qu’elle contrôle (p. 115)
2/ Un plan quinquennal
d’organisation du territoire (pp. 135 à 139)
3/ Dans chaque
région, la création d’un « atelier
d’étude, de recherche et d’information faisant un large appel à la
participation des citoyens » (p. 143)
4/ La création d’un
livre foncier général mis à jour sous la responsabilité de chaque propriétaire
avec obligation de déclaration de la valeur des biens pour servir de base à un
impôt foncier proportionnel (pp. 146 à 154)
5/ La création
d’offices fonciers, où siégeraient des représentants des communes. Ces offices
détiendraient un droit de préemption général et seraient susceptibles
d’accorder à chaque ménage un bail pour l’habitation en échange d’une redevance
annuelle exclusive de toute autre charge foncière (pp. 175 à 195)
Edgard PISANI propose
donc un système qui empêcherait la spéculation et dissuaderait les
propriétaires de conserver leur bien du fait de la lourdeur de l’impôt. Dans le
même temps, le projet visait à permettre la location à chaque famille d’une
parcelle pour qu’elle y habite.
Pourtant, et avec
lucidité, Edgard PISANI savait qu’il allait susciter des commentaires
ironiques. Ainsi, il a complété son livre par un épilogue imaginaire. Dans
celui-ci, la gauche arrivée au pouvoir en 1981 aurait mis en place son
programme foncier. Le premier-ministre aurait été interrogé par un journaliste
critique après cette entrée en vigueur de la loi PISANI. Le journaliste aurait
alors lancé :
« Ainsi
prétendez-vous avoir réalisé l’impossible alliance entre intérêt collectif et
droits individuels ? Puis-je vous dire que beaucoup d’auditeurs sont
sceptiques, et que vos adversaires vous accusent d’illusionnisme ou de
supercherie. Vous êtes pour eux un diable rouge tout entier consacré à la ruine
de la civilisation française, et de la liberté à la française » (p. 210)
Edgard PISANI fait
répondre au premier-ministre que la seule garantie du système pour les familles
est l’engagement durable de la collectivité (pp. 211-212).
Or, cette garantie
est très insuffisante, car la collectivité peut toujours avoir des contraintes
nouvelles et inattendues qui la détournent de certains objectifs présentés
auparavant comme prioritaires.
Concernant la
participation des citoyens à la politique urbaine, Edgard PISANI est encore
plus fantaisiste.
Les promesses vagues
de participation n’engagent que les naïfs qui ont le tort d’y croire.
Concernant
l’allocation d’un logement à chaque ménage, on sait ce qu’il en est
aujourd’hui, au vu de l’attribution des HLM de qualité à une élite de rentiers
arrivistes, irresponsables et malveillants.
Le programme d’Edgard
PISANI aurait conduit à la toute-puissance d’une administration plus attachée à
ses privilèges qu’au respect des engagements internationaux de la France.
PISANI se présentait
comme un européen convaincu. Que peut-il dire aujourd’hui de l’incapacité de la
France à réduire son déficit structurel, malgré ses promesses clamées devant
Bruxelles ?
La France peut-elle
continuer à emprunter pour payer les salaires de fonctionnaires
improductifs ? Peut-elle continuer à profiter des efforts des autres pays
de la zone euro pour pouvoir emprunter à taux bas ? La Commission se pose
la question et il serait audacieux de lui jeter la pierre par démagogie (Marie CHARREL, Philippe RICARD, « Pour Bruxelles, Paris
ne tiendra pas le cap », Le Monde, vendredi 6 novembre 2015,
Cahier économie, p. 5).
La spoliation des
propriétaires proposée par PISANI aurait permis l’augmentation des privilèges
d’une caste dont le comportement actuel montre bien l’indifférence au sort
d’autrui.
Autant la remise en
cause de l’omnipotence des propriétaires au nom de l’intérêt général était
judicieuse, autant les mécanismes proposés par PISANI pour contrôler la
puissance publique étaient évanescents.
A terme, cela
renforce la nostalgie de la propriété omnipotente et de l’habitat pavillonnaire
indépendant, le peuple ne voyant que ce moyen pour accéder à la tranquillité.
Le système d’Edgard
PISANI aurait donc reposé sur le sacrifice de nombreux Français au profit de
privilégiés car il n’y aurait eu aucun mécanisme pour éviter la constitution de
privilèges. Les Français sacrifiés auraient voulu revenir encore plus
violemment à la propriété individuelle toute-puissante.
Heureusement que
François MITTERRAND, après avoir approuvé l’Utopie
foncière en 1977, n’a pas appliqué cette
promesse-là non plus…
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