Le 04 novembre 2015,
René GIRARD nous a quittés.
Cet académicien
français né en 1923 a marqué l’anthropologie théorique française, même s’il
avait ses détracteurs.
L’essentiel de sa
carrière s’est déroulé aux Etats-Unis, et notamment à Stanford en Californie,
où il est décédé.
Même s’il a parfois
été présenté comme un autodidacte, on notera qu’il fut élève de l’Ecole des
Chartes.
Le présent blog ne
pouvait que rendre hommage à ce penseur dont les idées ont fortement influencé
la création de l’association LGOC, surtout dans les circonstances difficiles
actuelles.
Trop souvent,
l’apport des idées de René GIRARD a été minimisé au sein du monde intellectuel
français, notamment parce que sa démarche a été présentée de manière tronquée.
En effet, on peut
repérer 5 concepts très utiles qui sont mis en lumière dans l’œuvre de René
GIRARD :
1/ Le désir mimétique
2/ La mauvaise
conscience liée à la rivalité
3/ La crise
sacrificielle
4/ Le dangereux
pouvoir du sacré
5/ La solution du
sort partagé
Trop souvent, les
deux derniers points sont ignorés, ce qui explique les limites rencontrées par
les chercheurs en les sciences humaines français.
1/ Le
désir mimétique
René GIRARD définit
le désir mimétique comme le « désir de ce
que l’autre possède » (René GIRARD, Achever Clausewitz, entretiens avec Benoît CHANTRE, Carnets nord,
Paris, 2007, p. 73)
Ce désir est lié à
l’importance de l’imitation dans la vie humaine, et notamment dans
l’apprentissage.
« Il n’y a rien ou presque, dans les
comportements humains, qui ne soit appris, et tout apprentissage se ramène à
l’imitation. Si les hommes, tout à coup, cessaient d’imiter, toutes les formes
culturelles s’évanouiraient » (René GIRARD, Des Choses cachées
depuis la fondation du monde, entretiens avec Jean-Michel OUGHOURLIAN et
Guy LETORT, Bernard Grasset, Paris, 1978, p. 15)
Dès lors, la
tentation d’imiter l’autre génère le désir mimétique.
« Si un individu voit un de ses
congénères tendre la main vers un objet, il est aussitôt tenté d’imiter son
geste » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 16).
Ce concept était
assez simple à comprendre et pas vraiment novateur.
N’importe quel enfant
a pu constater les affres de l’envie chez ses congénères.
2/ La
mauvaise conscience liée à la rivalité
René GIRARD a aussi
constaté que le désir d’avoir ce que l’autre possède génère une rivalité
souvent refoulée mais bien réelle.
« Pour débrouiller l’écheveau du désir,
il faut et il suffit d’admettre que tout commence par la rivalité pour l’objet.
L’objet passe au rang d’objet disputé et de ce fait les convoitises qu’il
éveille, de part et d’autre, s’avivent » (Des choses cachées depuis la fondation du
monde, p. 319)
Cette rivalité est
potentiellement dangereuse, car elle conduit à une escalade qui vise à
l’élimination du rival.
« Le sujet qui ne peut pas décider par
lui-même de l’objet qu’il doit désirer, s’appuie sur le désir d’un autre. Et il
transforme automatiquement le désir modèle en un désir qui contrecarre le sien.
Parce qu’il ne comprend pas le caractère automatique de la rivalité,
l’imitateur fait bientôt du fait même d’être contrecarré, repoussé et rejeté,
l’excitant majeur de son désir. Sous une forme ou sous une autre, il va
incorporer toujours plus de violence à son désir. Reconnaître cette tendance,
c’est reconnaître que le désir, à la limite, tend vers la mort, celle de
l’autre, du modèle-obstacle, et celle du sujet lui-même » (Des
choses cachées depuis la fondation du monde, p. 436)
Celui qui éprouve le
désir mimétique est confusément conscient de la dangerosité de ce sentiment, ce
qui le met mal à l’aise tout en accroissant sa détestation à l’égard de son
adversaire.
Cette mauvaise
conscience de celui qui éprouve le désir mimétique guette tout autant le pauvre
que le riche, le maître que l’esclave.
Celui qui est
positionné entre l’objet désiré et celui qui désire cet objet empêche donc un
accès immédiat à l’objet désiré. Cette personne qui s’interfère et empêche
l’immédiateté est appelée « médiateur » par René GIRARD.
« La maîtrise
finit dans le masochisme mais l’esclavage y conduit plus directement encore. La
victime de la médiation interne, rappelons-le, croit toujours deviner une
intention hostile dans l’obstacle mécanique que lui oppose le désir de son
médiateur. Cette victime s’indigne bruyamment mais elle croit mériter, au font
d’elle-même, la punition qui lui est infligée. L’hostilité du médiateur paraît
toujours un peu légitime car on se juge, par définition, inférieur à celui dont
on copie le désir. » [René GIRARD, Mensonge
romantique et vérité romanesque, Hachette, Paris, 2000 (édition originale
en 1961), p. 204]
Les mandarins
universitaires jaloux de leurs collègues, les rentiers agrippés à leurs
privilèges et les notables malveillants inquiets pour leurs prébendes n’ont
jamais pardonné René GIRARD pour avoir osé révéler cette vérité.
Tous, ils savent très
bien ce qu’ils sont. On peut les comparer à ces voleurs de nourriture qui
mangent si rapidement et en cachette après leur larcin qu’ils n’apprécient même
plus le goût des mets dérobés.
Là encore, ce n’est
pas forcément une trouvaille révolutionnaire mais le rappel de cette réalité donne
un caractère rafraichissant à toutes les œuvres de René GIRARD.
3/ La
crise sacrificielle
Comme les membres
d’une société ne peuvent pas vivre perpétuellement dans le désir violent et la
mauvaise conscience, il leur faut trouver des moyens pour supporter cette
situation.
Les êtres humains
sont dans une situation de double
contrainte (double bind) (René
GIRARD citant Gregory BATESON qui a mis en avant ce concept). D’un côté, ils
désirent ce qu’a l’autre. De l’autre côté, ils s’en veulent de désirer ce que
l’autre possède.
« Il y a, au niveau du désir, chez
l’homme, une tendance mimétique qui vient du plus essentiel de lui-même,
souvent reprise et fortifiée par les voix du dehors. L’homme ne peut pas obéir
à l’impératif ‘‘imite-moi’’ qui retentit partout, sans se voir renvoyé presque
aussitôt à un ‘‘ne m’imite pas’’ inexplicable qui va le plonger dans le
désespoir et faire de lui l’esclave d’un bourreau le plus souvent involontaire. » (René GIRARD, La Violence et le sacré, Grasset, Paris, 1995, édition originale
1972, p. 219)
Pour résoudre cette
difficulté et éviter la guerre de tous contre tous sur fond de déstabilisation
psychologique généralisée, les membres d’une communauté focalisent leur désir
mimétique sur une seule personne. Cela permet de ressouder la communauté en
évitant que tous ses membres ne se jalousent et ne se querellent.
« Un seul être meurt et la solidarité de
tous les vivants se trouve renforcée ».
(La Violence et le sacré, p. 381)
Cette personne qui
focalise le désir mimétique de tous, c’est le bouc-émissaire qui doit être
sacrifié pour que la communauté survive.
« C’est l’unité d’une communauté qui
s’affirme dans l’acte sacrificiel et cette unité surgit au paroxysme de la
division, au moment où la communauté se prétend déchirée par la discorde mimétique,
vouée à la circularité interminable des représailles vengeresses. A
l’opposition de chacun contre chacun succède brusquement l’opposition de tous
contre un. A la multiplicité chaotique des conflits particuliers succède d’un
seul coup la simplicité d’un antagonisme unique : toute la communauté d’un
côté et de l’autre la victime. » (Des
choses cachées depuis la fondation du monde, p. 33).
Ainsi, on passe d’un
désir mimétique qui menace de détruire la communauté humaine à un désir
mimétique qui la ressoude contre un bouc-émissaire, c’est-à-dire la victime qui
est sacrifiée.
« Si la mimésis d’appropriation divise en faisant converger deux ou
plusieurs individus sur un seul et même objet qu’ils veulent tous s’approprier,
la mimésis de l’antagonisme, forcément,
rassemble en faisant converger deux ou plusieurs individus sur un même
adversaire qu’ils veulent tous abattre. »
(Des choses cachées depuis la fondation du
monde, p. 35)
De ce fait, le
mécanisme sacrificiel est un magnifique outil de prévention à l’égard de la
violence incontrôlable que pourrait générer le désir mimétique, même si ce
sacrifice peut aussi être violent, notamment dans les sociétés premières
(anciennement qualifiées de primitives).
« Dans ces sociétés, les maux que la
violence risque de déclencher sont si grands, et les remèdes si aléatoires, que
l’accent porte sur la prévention. Et le domaine du préventif est avant tout le
domaine religieux. La prévention religieuse peut avoir un caractère violent. La
violence et le sacré sont inséparables. »
(La Violence et le sacré, p. 34)
René GIRARD n’a, bien
évidemment pas inventé l’expression de bouc-émissaire, puisqu’elle apparaît
dans la Bible (Lévitique, XVI, 10). Le bouc émissaire était tiré au sort et
envoyé dans le désert pour l’expiation des péchés de la communauté.
C’est, là encore, un
phénomène courant dont beaucoup ne sont pas fiers, ce qui explique qu’ils
tentent de le nier et qu’ils se soient livrés à un véritable lynchage
universitaire à l’encontre de René GIRARD, pris lui-même comme bouc-émissaire
par ces mandarins malveillants et suffisants.
Toutefois, ce
phénomène de bouc-émissaire est nécessaire dès lors que le désir mimétique est
à son comble, car sinon, les rivalités et la violence contamineraient toute la
société.
« Ce désir mimétique ne fait qu’un avec
la contagion impure ; moteur de la crise sacrificielle, il détruirait la
communauté entière s’il n’y avait pas la victime émissaire pour l’arrêter et la
mimesis rituelle pour l’empêcher de
se déclencher à nouveau » (La Violence et le sacré, p. 221)
4/ Le
pouvoir du sacré
Si René GIRARD
s’était limité au désir mimétique, à la mauvaise conscience qu’il suscite et au
mécanisme du bouc-émissaire pour l’apaiser, sa pensée n’aurait pas été d’une
originalité folle, même s’il s’agit de vérités simples trop souvent oubliées.
Néanmoins, René
GIRARD a été plus loin, et c’est là que, malheureusement, on ne l’a pas assez lu,
ce qui a des effets catastrophiques, notamment au plan institutionnel et pour
la sécurité de l’Etat.
La solution de
facilité choisie par les rentiers qui demandent aux autres de se sacrifier est
plus dangereuse que ces rentiers ne le croient. C’est pour cela qu’ils seraient
bien avisés de lire René GIRARD, surtout aujourd’hui.
Le bouc-émissaire, la
victime du sacrifice, remplit une fonction vitale pour la société, puisqu’il
permet à la communauté de se souder. Or, ce bouc-émissaire, cette victime du
sacrifice risque de s’en rendre compte et de se servir de cette situation pour
exercer un pouvoir d’une très grande violence sur la communauté.
En effet, en se
sacrifiant, la victime devient sacrée. Elle se sacralise. Dans le même temps,
elle quitte la communauté et peut donc exercer un pouvoir sur elle de
l’extérieur.
« La représentation est gouvernée par la
réconciliation violente et la sacralisation qui en résulte. La victime est donc
représentée avec tous les attributs et toutes les qualités du sacré.
Fondamentalement donc, elle n’appartient pas à la communauté mais c’est la
communauté qui lui appartient » (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 120)
La victime
n’appartient pas à la communauté mais la communauté lui appartient…
C’est un pouvoir
absolu qui peut émerger de cette situation.
Comme par hasard, les
rois ont un lien très fort avec le sacré, parce qu’ils sont des bouc-émissaires
qui ont utilisé leur propre sacrifice symbolique pour renforcer leur pouvoir.
René GIRARD cite
ainsi le roi des Mossi de Ouagadougou :
« Le roi a une fonction réelle et c’est
la fonction de toute victime sacrificielle. Il est une machine à convertir la
violence stérile et contagieuse en valeurs culturelles positives. On peut
comparer la monarchie à ces usines, généralement situées sur les marges des
grandes villes et qui sont destinées à transformer les ordures ménagères en
engrais agricoles. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat du processus
reste trop virulent pour qu’on puisse l’employer directement ou à trop haute
dose. » (La Violence et le sacré, p. 162)
René GIRARD cite
aussi le dieu Xipe-Totec chez les Aztèques :
« Tantôt le dieu se fait tuer et
écorcher sous les apparences de la victime qui lui est substituée, tantôt, au
contraire, ce même dieu s’incarne dans le sacrificateur » (La
Violence et le sacré, p. 373)
Voilà pourquoi la
fracture sacrificielle tant dénoncée sur le présent blog est si nuisible.
Le citoyen qui se
sacrifie, notamment en copropriété, n’est pas seulement une victime. En
devenant un bouc-émissaire, il est expulsé
de la communauté tout en acquérant un pouvoir sur elle.
Les notables avachis
dans la jouissance pensent que cela n’a pas d’importance, mais se trompent. C’est
comme cela que l’on construit une société extrêmement violente dont les notables
risquent fort d’être les premières victimes.
Et pour cause. On ne peut
plus demander ni de la compréhension, ni de la pitié à des gens qui se sont
sacrifiés.
Ce sont justement les
sacrifices terribles de la première guerre mondiale qui expliquent la grande
violence politique et la division virulente de la nation allemande des années
1930, plus encore que la simple crise économique.
René GIRARD a analysé
ces faits anthropologiques et a formulé des raisonnements pour démontrer leur
existence.
Ensuite, il a
remarqué la dangerosité apocalyptique du désir mimétique et de la fracture
sacrificielle qu’il peut générer.
Cela a conduit cet
auteur à beaucoup parler du Livre de l’Apocalypse dans la Bible.
« Deux guerres
mondiales, l’invention de la bombe atomique, plusieurs génocides, une
catastrophe écologique imminente n’auront pas suffi à convaincre l’humanité, et
les chrétiens en premier lieu, que les textes apocalyptiques, mêmes s’ils
n’avaient aucune valeur prédictive, concernaient le désastre en cours. Que
faire pour qu’on les entende ? On m’a accusé de trop me répéter, de
fétichiser ma théorie, de lui faire rendre raison de tout. Elle s’est pourtant
appliquée à décrire des mécanismes que les découvertes récentes en neurologie
confirment : l’imitation est première et le moyen essentiel de
l’apprentissage ; plutôt que la chose apprise. Nous ne pouvons échapper au
mimétisme qu’en en comprenant les lois : seule la compréhension des
dangers de l’imitation nous permet de penser une authentique identification à
l’autre. Mais nous prenons conscience de ce primat de la relation morale, au
moment même où l’atomisation des individus s’achève, où la violence a encore
grandi en intensité et en imprévisibilité » (Achever Clausewitz, p. 11)°
5/ La
solution du sort partagé
René GIRARD ne s’est,
néanmoins, pas contenté de jouer les prophètes de l’apocalypse.
En effet, il a mis en
avant une solution.
Pour rompre la
spirale du désir mimétique et éviter la tentation de la fracture sacrificielle
entre soi-même et l’autre qui se sacrifie, il faut apprendre à partager le sort
de l’autre.
Ainsi, on évite
d’exclure de la communauté des boucs émissaires.
Quand l’exclusion des
boucs-émissaires est radicale par précaution, cela revient à décourager les
sacrifices dans la population. Un tel choix n’est pas praticable sur le long
terme. En effet, il ravive la guerre de tous contre tous, chacun voulant avoir
des récompenses immédiatement pour ne pas être sacrifié. Malgré tout, et comme
solution de facilité, la tentation de l’élimination du bouc-émissaire est omniprésente
(Des choses cachées depuis la fondation
du monde, p. 114)
Certes, si l’exclusion
du bouc-émissaire n’est pas radicale, elle risque de conduire à une domination terrible
exercée par ces victimes sacrifiées, domination d’autant plus sévère que la
victime n’éprouve aucune empathie pour ceux qui ont profité de son sacrifice.
La seule façon de
rompre avec le « mimétisme
mystificateur », c’est donc de
partager le sort de ceux dont on voudrait faire des victimes au lieu de les
transformer en boucs émissaires et de les exclure de la communauté.
René GIRARD a une
façon très chrétienne de le dire :
« Le Christ est le Dieu des victimes en
ceci d’abord qu’il partage leur sort jusqu’au bout. Pour peu qu’on y
réfléchisse, on s’aperçoit qu’il ne peut pas en être autrement. » (René GIRARD, La Route antique des hommes pervers,
Grasset, Paris, 1985, p. 178)
On peut le dire aussi
de manière purement rationnelle. La notion même de coopération authentique ne
peut être basée que sur ce partage du sort de ceux avec lesquels on coopère.
Ainsi, on évite d’en faire des victimes sacrifiées à la fois indispensables et
extérieures à la communauté.
C’est exactement pour
cela que le sigle de l’association contient le caractère suivant :
共
Ce caractère
sino-japonais signifie la coopération au sens de destin partagé.
Les œuvres de René
GIRARD, consacrées au désir mimétique et au pouvoir du sacré, ont permis de le
comprendre.
Dès lors, il est
naturel que ce blog exprime sa gratitude à l’égard de René GIRARD, surtout à un
moment où les dangers de la violence extrême et de la fracture sacrificielle
sont apparents.
Malheureusement,
passé le bref moment d’unanimité de façade, bien des notables et leurs nombreux
complices retourneront à leurs pratiques habituelles, qui consistent à demander
aux autres de se sacrifier.