Le présent blog a
rendu hommage à René GIRARD qui nous a quittés le 04 novembre 2015 (http://bit.ly/1Pu8MC6).
Source de la photographie :
http://radionotredame.net/2015/culture/rene-girard-la-renaissance-du-christianisme-40711/
L’étude de ses idées
est d’autant plus urgente qu’en ces temps difficiles, il est impératif de
penser l’avenir, tout en s’associant à la douleur des personnes frappées par
les événements du 13 novembre 2015.
La dimension
mimétique de la grande violence qui a frappé l’Île-de-France apparaît
clairement et avait fait l’objet d’avertissements des spécialistes.
La frustration joue
un grand rôle chez les soutiens des dynamiques dangereuses.
Pourtant, les
recherches de René GIRARD sont trop longtemps restées inutilisées par beaucoup.
On se souvient des
reproches virulents que lui ont adressés certains intellectuels qui parlaient
d’une « imposture » à son propos (André RÉGNIER,
compte-rendu sur Des Choses cachées
depuis la fondation du monde, L’Homme
et la société, 1979, volume 51, n° 1, p. 256).
Fort heureusement,
René GIRARD compte de nombreux amis en France, et notamment l’Association
Recherches Mimétiques (http://www.rene-girard.fr/57_p_22133/accueil.html).
Trois reproches
étaient fréquemment lancés à René GIRARD.
D’abord, on
l’accusait de démesure (au sens où
sa théorie était suspectée de prétention). En bref, il donnait l’impression de
vouloir avoir réponse à tout.
Ensuite, on lui
reprochait un certain dogmatisme, notamment
parce qu’il évoquait les Ecritures et qu’il stigmatisait la dimension satanique
du désir mimétique. Les personnes jalouses des autres se sentaient visées et
accusées d’être des suppôts de Satan…
Enfin, on lui
imputait un certain ethnocentrisme,
parce qu’il pensait que les solutions pour éviter la nocivité du désir
mimétique étaient essentiellement judéo-chrétiennes.
René GIRARD lui-même
a reconnu avoir tenu des propos trop intransigeants contre ses opposants.
Cela a pu donner
l’impression que sa théorie visait à répondre à toutes les questions que peut
se poser le monde intellectuel, ce qui n’était pas le cas (http://bookhaven.stanford.edu/tag/rene-girard/).
Dans le lien
ci-dessus, René GIRARD critiquait la dangerosité des modes intellectuelles. En
ces temps d’unanimisme de façade, et cela pour la deuxième fois au cours de
cette année, son observation est particulièrement opportune. La langue de bois
sentimentaliste sert à dissimuler des fautes lourdes.
Aujourd’hui, René
GIRARD est un peu plus à la mode lui-même, ce qu’il redoutait avec le sourire.
Maintenant, cela
n’empêche pas d’analyser les 3 grandes accusations portées contre lui et évoquées
plus haut. Bien qu’elles puissent s’expliquer, elles étaient parfois déplacées
de la part de ceux qui les proféraient.
1/
Démesure ou éloge de la distance salutaire ?
René GIRARD n’a
jamais prétendu rédiger un traité général de science politique. De la même
manière, il n’a pas voulu créer une école de sociologie, d’économie ou de
droit.
Constamment, il s’est
présenté comme un anthropologue que ses découvertes ont conduit vers le
christianisme.
« Ce qui m’a orienté vers la violence,
c’est l’espoir de réussir là où l’anthropologie du XIXe siècle avait
échoué, dans l’explication de l’origine du religieux, des mythes et des rites.
Et tout ceci bien sûr pour aboutir au christianisme » (René GIRARD, Celui par qui le scandale arrive,
entretiens avec Maria Stella BARBERI, Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. 193).
En affirmant un fait
anthropologique, à savoir le désir de chacun d’avoir ce que désire l’autre,
René GIRARD a formulé une règle générale qui s’applique à toute la société.
C’est le propre de
l’anthropologie de décrire des faits qui s’appliquent à tout homme. On peut
contester une anthropologie, mais on ne peut lui reprocher d’avoir des
conséquences générales.
Le vrai problème est
que les adversaires de René GIRARD ont aussi adopté une anthropologie, sans le
dire, sans en débattre et sans comprendre que leur propre anthropologie cachée
était fantaisiste.
Ce n’est donc pas
René GIRARD qui a empiété sur le domaine des économistes, des juristes et des
sociologues. Ce sont ces derniers qui ont empiété sur l’anthropologie pour dire
rigoureusement n’importe quoi.
Prenons l’exemple de Jacques GÉNÉREUX (La Dissociété, Seuil, Paris, 2006, 450 p.).
Cet économiste a
parfaitement compris le rapport problématique de nos sociétés au sacrifice. On
attend le sacrifice des autres mais on ne souhaite pas se sacrifier soi-même.
Au contraire, le nouvel héroïsme consiste à arnaquer son prochain.
« Les héros
de mon enfance donnaient leur vie pour les autres. Les héros de mes enfants
tuent et dominent les autres pour survivre. » Dès lors, on assiste à « une guerre qui oppose
l’individu à la société, oppose chacun à tout ce qui n’est pas lui-même ou son
clone, car toute altérité véritable est ressentie comme une menace quand a
disparu le sentiment d’appartenance à une communauté plus large que les
communautés naturelles de sang et de voisinage » (p. 109).
Que propose Jacques
GÉNÉREUX pour sortir de ce dilemme ? Rien, sinon une forme de prêche un
peu vain et d’un appel à la générosité qui n’a aucun sens. Et en plus, il en
est conscient, car il déclare à la fin de son livre :
« Tout ça pour
ça ! Après des années de recherches, un universitaire inflige allègrement
des centaines de pages à un lecteur patient et courageux pour lui annoncer,
sans rire, que ce qui sauvera l’humanité, ce sont les beaux discours » (p. 443).
Au moins, Jacques
GÉNÉREUX reste honnête et garde le sens de l’humour.
René GIRARD, lui, a
repéré une dynamique anthropologique qui permet une solution.
Dans l’idéal, la
bonne réciprocité est souhaitable. On peut espérer que chacun fasse du bien à
autrui parce qu’autrui lui aura fait du bien. Dans les faits, il y a toujours
une rupture de l’échange réciproque. Certains font du bien aux autres et sont
récompensés par de l’ingratitude. Doit-on basculer dans la loi du Talion et
dans un cycle permanent de vengeance ? Œil pour œil, dent pour dent (Exode
XXI, 24) ? Faut-il toujours se focaliser sur une stricte
réciprocité ? René GIRARD ne le pense pas :
« Quant aux échanges, ils ne doivent pas
apparaître pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire réciproques : telle est la
loi du vivre-ensemble. L’existence n’est vivable que si la réciprocité
n’apparaît pas » (Achever Clausewitz, p. 120)
Les sociétés dites
archaïques ont inventé les rites pour retarder ce moment où les comptes sont
réglés, et donc reculer l’instant du règlement de comptes.
« Les différences artificielles
protégeaient réellement les communautés archaïques, je pense, d’une mauvaise
réciprocité toujours précédée et annoncée par l’accélération inquiétante de la
bonne réciprocité » (Celui par qui le scandale arrive, p. 32)
Certes, à l’avenir,
il est souhaitable de construire des relations harmonieuses entre les hommes,
mais dans le passé, ces relations n’ont pas toujours été saines.
Des exploitations ont
existé. Par suite, des divergences d’intérêts sont nées.
Un fonctionnaire
rentier malveillant ne peut que détester et craindre les serviteurs de l’Etat
dévoués qui acceptent de faire des sacrifices.
Si les agents dévoués
au service public sont récompensés, il y aura moins de fonds pour les fonctionnaires
sans mérite. Les deux groupes ont une profonde divergence d’intérêts. Cette
divergence ne doit pas dégénérer en conflit.
Pour cela, il faut
créer de la distance. On ne doit pas demander au fonctionnaire qui a failli
d’œuvrer pour une politique qui va le pénaliser au vu de son passé. On doit le
mettre à distance des missions qui le gêneraient.
Ce mécanisme, René
GIRARD l’avait parfaitement compris. C’est pour cela qu’il remarquait le rôle
essentiel des différences et l’utilité d’une réponse différée aux attentes des
individus. Cela crée une distance salutaire dans les échanges sociaux. Ces
derniers ne doivent pas être gouvernés par l’urgence, l’immédiateté et la
violence.
« La différence et le diffèrement, c’est
tout ce qui permet sinon de détruire, tout au moins de masquer l’indestructible
réciprocité, de la retarder en mettant le plus grand intervalle possible entre
les moments qui la composent, intervalle de temps et d’espace, dans l’espoir
que la réciprocité des échanges passera inaperçue » (Celui par qui le scandale arrive, p.
33).
Une économiste comme
Elinor OSTROM a parfaitement démontré comment on peut organiser l’action
collective pour respecter cet impératif et éviter la virulence des conflits
d’intérêts.
Créer des groupes
bien distincts au sein desquels personne n’arnaque l’autre, c’est le meilleur
moyen d’éviter la violence. Ces groupes peuvent alors avoir des rapports
harmonieux entre eux, y compris lorsqu’ils ont des intérêts différents.
Toutefois, il ne doit exister aucune confusion forcée entre les groupes sur
fond d’échanges mensongers et de désir mimétique.
On notera qu’Elinor
OSTROM a travaillé à l’Université de l’Indiana dans les années 1970, université
où René GIRARD a obtenu un doctorat en 1950…
2/
Dogmatisme ou théologie inachevée ?
Le second reproche
fait à René GIRARD a bien plus nui à sa réputation, surtout dans le contexte
français de durcissement laïc.
D’ailleurs, l’accusation
en question explique les réticences des milieux universitaires hexagonaux à son
égard.
Suite à ses
trouvailles anthropologiques, René GIRARD a remarqué l’intérêt des textes
bibliques pour lutter contre le désir mimétique et la violence qu’il suscite.
Soyons francs, René
GIRARD est devenu un chrétien fervent et n’a pas manqué de l’affirmer dans ses
livres.
Plus grave encore, il
a décrit le désir mimétique comme un phénomène diabolique.
D’abord, il analysa
le terme biblique de scandale (en grec, σκανδαλον, skandalon).
Le scandale, c’est la
pierre d’achoppement, ce qui fait chuter, ce qui incite à commettre un péché.
Or, le désir mimétique est un scandale car, en voulant ce que possède l’autre,
on est conduit vers le péché, et notamment l’envie.
« Le skandalon,
c’est le désir lui-même, toujours plus obsédé par les obstacles qu’il suscite,
et les multipliant autour de lui. Il faut donc que ce soit le contraire de
l’amour au sens chrétien » (Des Choses cachées depuis la fondation du
monde, p. 439)
Dès lors, René GIRARD
dénonça, dans toute communauté dysfonctionnelle, « la
chasse aux boucs émissaires, le principe satanique sur lequel repose non
seulement cette communauté, mais toutes les communautés humaines » (René GIRARD, La Route antique des hommes pervers,
Grasset, Paris, 1985, p. 184).
Reprenant les
enseignements de la théologie médiévale, René GIRARD rappela que Satan
s’opposant à la création, il représente une absence d’être, un refus de l’ordre
voulu par Dieu (Celui par qui le scandale
arrive, p. 92).
Cela ressemble
furieusement à une excommunication à l’encontre des opposants à la théorie
mimétique, à l’image de ce qu’a dit le Pape François contre les mafieux, qu’il
a excommuniés.
Toutefois, on
remarque que le Pape, lui-même, insiste beaucoup plus sur la réinsertion que
sur la rétorsion.
Pour le Pape, c’est
le mafieux impuni qui est
excommunié. Le mafieux qui a été mis en prison peut, quant à lui, rencontrer
Dieu.
René GIRARD, qui
refusait la réciprocité de rétorsion (c’est-à-dire la loi du Talion),
partageait cette approche.
D’ailleurs, il ne
prétendait pas que le fait d’être chrétien immunise contre le désir mimétique.
Au contraire, le christianisme peut aussi être interprété au profit d’une
vision sacrificielle qui n’est pas neutre. Celui qui se sacrifie peut avoir
l’intention de se créer un pouvoir sur la société tout en se détachant de la
communauté pour mieux la dominer.
« Loin d’être exclusivement chrétien, et
de constituer le sommet de l’ ‘‘altruisme’’, face à un ‘‘égoïsme’’ qui
sacrifie l’autre de gaieté de cœur, le se
sacrifier pourrait camoufler, dans bien des cas, derrière un alibi
‘‘chrétien’’, des formes d’esclavage suscitées par le désir mimétique. Il y a
aussi un ‘‘masochisme’’ du se sacrifier,
et il en dit plus long sur lui-même qu’il n’en a conscience et qu’il ne le
souhaite ; il pourrait bien dissimuler le cas échéant un désir de se sacraliser et de se diviniser toujours situé, visiblement, dans le prolongement
direct de la vieille illusion sacrificielle »
(Des Choses cachées depuis la fondation du
monde, pp. 259-260).
L’actualité montre qu’il
y a, en effet, beaucoup à dire sur la politique qui a consisté à demander des
sacrifices à certaines populations.
En appelant à des
sacrifices, on transforme les victimes de ces sacrifices en sacrificateurs, c’est-à-dire
des personnes qui font des sacrifices. Celui qui fait des sacrifices gagne un
pouvoir sacré, ainsi que la faculté de dire qui est pur et qui est impur. Si le
sacrificateur manque de mesure, la dangerosité de cette délimitation radicale
peut être catastrophique.
René GIRARD admettait
donc que l’on peut avoir une lecture problématique de certains passages de la
Bible. L’Epitre aux Hébreux peut être perçu comme validant l’idée du sacrifice
de l’autre (Des Choses cachées depuis la
fondation du monde, p. 254).
Néanmoins, René
GIRARD présenta son attachement au christianisme de manière très ferme.
Certes, il a permis
une lecture anthropologique des Ecritures, ce qui a initié un renouveau du
christianisme fondé sur une approche rationnelle. De plus, il a fustigé
l’impunité et le relativisme.
Dans le même temps,
ses phrases ont pu être perçues comme des prophéties ou des anathèmes pas très
œcuméniques. Aussi, il appartiendra à ses disciples d’élaborer une théologie
systématique qui puisse montrer que tous les chrétiens peuvent être contaminés
par le désir mimétique, alors que les non chrétiens peuvent y échapper, y
compris grâce à d’autres cultures.
3/
Ethnocentrisme ou approximation ?
René GIRARD avait une
vision assez sombre de la situation mondiale actuelle.
En effet, pour
lui :
« La civilisation européenne est la
première culture qui s’adresse à la terre entière » (Achever Clausewitz, p. 298).
Dans le même temps,
l’Occident a oublié ses valeurs depuis le XIXe siècle. Cela date de
la montée du concept de guerre totale, avec Clausewitz lors des guerres
napoléoniennes.
« C’est la fin de l’Europe qu’annonce
Clausewitz. Nous le voyons annoncer Hitler, Staline et la suite de tout cela,
qui n’est plus rien, qui est la non-pensée américaine dans l’Occident. Nous
sommes aujourd’hui vraiment devant le néant. Sur le plan politique, sur le plan
littéraire, sur tous les plans. Vous allez voir, cela se réalise peu à peu » (Achever
Clausewitz, p. 195).
Dans ce cadre, aux
yeux de René GIRARD, il n’y avait rien à attendre d’une émulation intellectuelle
avec la Chine :
« Il s’agit en fait d’une lutte entre
deux capitalismes qui vont se ressembler de plus en plus. A la différence près
que les Chinois, qui ont une vieille culture militaire, ont théorisé depuis
trois mille ans le fait qu’il faut utiliser la force de l’adversaire pour mieux
la retourner. Les Chinois subissent donc moins l’attraction du modèle
occidental, qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. Leur politique est
peut-être d’autant plus redoutable, qu’elle connaît et maîtrise le mimétisme » (Achever
Clausewitz, p. 91).
Quant au Japon, c’est
le pays du mimétisme par excellence.
Les geishas, les
marionnettes du Kabuki et l’empereur son des boucs émissaires qui servent à
souder la communauté (Des Choses cachées
depuis la fondation du monde, p. 156, citant YAMAGUCHI Masao, « La structure mythico-théâtrale de la royauté japonaise », Esprit, février 1973, pp. 315-342).
René GIRARD n’était
ni un spécialiste de la Chine, ni un connaisseur de la langue et de la
civilisation japonaises.
Désormais, il
appartiendra aux tenants de la théorie du désir mimétique d’étudier avec plus
d’attention ces deux civilisations.
Ainsi, ils pourront y
découvrir des pistes anciennes et plus intéressantes encore que la Bible pour
combattre la fracture sacrificielle.
Le lecteur doit,
ainsi, être renvoyé aux travaux de Robert ENO, issu de l’université de l’Indiana,
comme Elinor OSTROM et René GIRARD. Robert ENO a étudié le mohisme, c’est-à-dire la
pensée de M墨子
M
Même l’hebdomadaire France catholique (n° 3149, 23 janvier
2009, pp. 22 à 24) s’est intéressé à sa pensée, en espérant que le regain
d’intérêt qu’elle suscite facilitera le dialogue entre les cultures.
M
M
不義不富
不義不近
C’est exactement ce
sur quoi insistait René GIRARD. La Chine et le Japon peuvent donc aussi trouver
des solutions fortes contre le désir mimétique. Le devoir des tenants des
recherches mimétiques est désormais de le démontrer plus précisément.
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