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dimanche 13 novembre 2016

Le triomphe de Liliane CRÉTÉ



Les événements récents montrent l’influence délétère d’une très dangereuse approche ethnique des grands problèmes mondiaux, y compris de la part de personnes qui n’ont rien à y gagner.

Rien de plus douteux, par exemple, que de diviser le monde entre Blancs et non Blancs, surtout de la part des premiers. Quand on parle de responsabilité environnementale, la comparaison des civilisations n’est pas à l’avantage de certains. Comment convaincre l’Inde et la Chine de faire des efforts que les nations européennes, le Canada et les Etats-Unis, eux, n’ont pas souhaité accomplir ? En leur parlant de la supériorité de la civilisation occidentale ?

Le chauvinisme ethnique consiste exactement à faire cela, et la réponse risque d’être rocambolesque. L’Inde et la Chine pourraient aussi avoir une attitude arrogante, supérieure et méprisante à l’égard de l’Occident. Plus celui-ci est perçu comme insolent, individualiste, irresponsable, amoral et arriviste, plus cela encourage les critiques virulentes contre la décadence qu’il représenterait et la culpabilité qu’il porterait au plan de la pollution.

Ce discours est déjà classique en Orient. On peut penser qu’il va se renforcer au moment même où la capacité des populations de l’Asie à agir collectivement au sein de groupes très soudés constitue un atout majeur.

Dans une société de l’information, l’investissement dans la recherche est essentiel. Le sacrifice individuel que cela implique vis-à-vis du groupe, est considérable. Des sociétés individualistes où le clivage ethnique est perpétuellement ressassé ne peuvent susciter le même degré d’abnégation. C’est bien pour cela que la Chine et l’Inde sont des nations d’ingénieurs qui pourraient avoir progressivement bien plus d’ascendant dans la quête du savoir que les tenants les plus obtus de la supériorité occidentale.

Or, la Chine et l’Inde ne sont plus des nations colonisées et sans outils militaires ou économiques. Elles disposent de moyens de pression importants sur l’Occident et se feront un plaisir de les utiliser.

La situation des Etats occidentaux, et notamment du premier d’entre eux, ressemble donc à celle des protestants libéraux dans l’univers théologique.

Eux aussi ont choisi de se fonder sur des clivages ethniques pour faire valoir leurs positions, en voulant surfer sur la vague identitaire.

Eux aussi ont pris le risque du discrédit à cette occasion.

A ce sujet, il faut évoquer le très intéressant article de Liliane CRÉTÉ intitulé « Un air de ‘‘Déjà vu’’ », paru dans Evangile et liberté, octobre 2008, pp. 4 et 5.

Ce texte, pourtant publié dans un périodique consacré à la théologie, évoquait la victoire de Barack OBAMA face à Hillary CLINTON lors des primaires de 2008.

A chaque ligne, on sentait l’exaspération de l’auteure.

« Les jeux sont faits : Barack Obama a été choisi comme candidat démocrate aux élections présidentielles de 2008. Choix populaire ? Peut-être. Mais avec un sérieux coup de pouce du parti ».

La légitimité du processus des primaires de 2008 où Hillary CLINTON avait perdu était donc contestée, et au nom de quoi ? D’une question de couleur de peau…

« L’Amérique indubitablement voulait du changement. Ou bien une partie des démocrates préférait un Noir à une femme » (p. 4).

Plus loin, on lit :

« Hillary a eu progressivement contre elle la majorité des caciques du parti qui ont exercé une pression énorme pour lui faire abandonner la course au profit d’Obama le Noir » (p. 4).

OBAMA, pour Liliane CRÉTÉ était réduit au fait qu’il était un Noir… Pas un mot sur les débats très vifs lors des primaires de 2008 sur le rôle de Hillary CLINTON dans l’establishment ou sur son attitude très problématique en matière de libre échange ou de refus de l’interventionnisme économique… On notera que ce sont les questions clés qui ont fait gagner OBAMA dans le Michigan, en Pennsylvanie et dans le Wisconsin en 2008 et 2012, puis perdre Hillary CLINTON dans ces Etats en 2016…

Voilà où mène l’obsession de l’ethnie et de la couleur de peau : cela fait perdre de vue l’essentiel… OBAMA était plus acceptable pour une certaine Amérique que Hillary CLINTON, et cela pour des motifs économiques. Cette même Amérique a préféré voter TRUMP ou le laisser gagner…

Les relents des propos de Liliane CRÉTÉ étaient d’autant plus problématiques qu’elle est une spécialiste de l’histoire des anciens Etas confédérés, avec une empathie visible pour son objet d’étude.

Parlant des années qui ont suivi la Guerre de Sécession, elle explique que :

« Afin d’évincer de la politique toutes les personnalités du Sud, des lois iniques frappèrent d’incapacité les ex-Confédérés tandis que le droit de vote était accordé aux Noirs, presque tous illettrés » (p. 4).

Vous avez bien lu… Et il y a pire :

« Ce fut le temps du Ku Klux Klan et du Camélia Blanc dont la mission initiale fut d’assurer la protection des familles blanches contre tout acte de violence de la part des affranchis et d’empêcher ceux-ci de voter » (p. 4).




Or, pour Liliane CRÉTÉ :

« Le plus tragique dans l’histoire fut que ce vote accordé trop tôt aux affranchis, ainsi que le pouvoir énorme qui leur fut donné dans le Sud durant les années tragiques de la Reconstruction, provoquèrent la peur, la frustration et le ressentiment parmi les populations et les Noirs devinrent les boucs émissaires des malheurs du Sud » (p. 5).

La vision du monde de Liliane CRÉTÉ est donc très cohérente.

Le droit de vote a été accordé aux affranchis trop tôt. Le Ku Klux Klan n’a été fondé que pour protéger les pauvres familles blanches face aux affranchis accusés de violence et empêcher les dits affranchis, accusés d’inculture, de disposer de ce droit de vote. Liliane CRÉTÉ se garde bien d’évoquer le degré de culture et de violence (y compris entre eux) des petits fermiers sudistes… On rappelle que la Guerre de Sécession a été provoquée par des massacres d’abolitionnistes opérés par des Blancs…

Madame CRÉTÉ préfère regretter que les Noirs n’aient pas été privés du droit de vote, justifiant même l’attitude de ceux qui les ont éloignés par la violence des isoloirs et qui ne se sont pas arrêtés là. Ni les meurtres, ni l’exploitation ne sont évoqués dans l’article de Liliane CRÉTÉ, qui reproche surtout aux défenseurs des Noirs d’avoir empêché que le droit de vote n’ait pas été donné aux femmes :

« Les radicaux se montrèrent farouchement opposés au ‘‘suffrage universel’’ et refusèrent de signer la pétition qu’elles présentèrent au Congrès, affirmant que c’était ‘‘l’heure du nègre’’ et qu’elles ne devaient pas mêler leurs revendications à celles des affranchis ».

Quand elle évoque un « air de ‘‘déjà vu’’ », Liliane CRÉTÉ prétend donc qu’en 2008, c’est un peu à nouveau « ‘‘l’heure du nègre’’ ».

En 2016, elle devrait être contente. Avec Donald TRUMP, dont des membres du Ku Klux Klan et le parti nazi américain ont dit beaucoup de bien, « ‘‘l’heure du nègre’’ » est passée. Comme par hasard, celle du féminisme aussi…

Ceux qui exploitent les Noirs n’ont pas forcément de scrupules lorsqu’il s’agit d’exploiter les femmes. Liliane CRÉTÉ, qui a un certain âge, s’en moque peut-être. Ses disciples, qui mélangent féminisme et clivages de couleurs, auront tout loisir de réfléchir au monde qu’elles ont puissamment contribué à produire.

Les théologiens qui font paraître des articles du type de celui de Liliane CRÉTÉ, et qui veulent donc invoquer une supériorité culturelle des Blancs sur les Noirs, verront également en quoi leur attitude a pu ou non affecter l’image de l’Occident, y compris en Asie.

Certains tenants du protestantisme libéral estiment que l'individualiste qui critique les traditions au nom de ses désirs personnels a toujours raison, par rapport aux populations qui s'inscrivent dans des solidarités de groupes. Chacun ses choix. De là à mépriser ceux qui pensent autrement afin de les priver du droit à la parole, il y a de la marge...

La Chine et l’Inde n’accepteront pas de partager le sort qui fut celui des affranchis durant les années postérieures à la Guerre de Sécession.

lundi 16 novembre 2015

René GIRARD, anthropologue de la réciprocité

Le présent blog a rendu hommage à René GIRARD qui nous a quittés le 04 novembre 2015 (http://bit.ly/1Pu8MC6).
L’étude de ses idées est d’autant plus urgente qu’en ces temps difficiles, il est impératif de penser l’avenir, tout en s’associant à la douleur des personnes frappées par les événements du 13 novembre 2015.


La dimension mimétique de la grande violence qui a frappé l’Île-de-France apparaît clairement et avait fait l’objet d’avertissements des spécialistes.


La frustration joue un grand rôle chez les soutiens des dynamiques dangereuses.


Pourtant, les recherches de René GIRARD sont trop longtemps restées inutilisées par beaucoup.

On se souvient des reproches virulents que lui ont adressés certains intellectuels qui parlaient d’une « imposture » à son propos (André RÉGNIER, compte-rendu sur Des Choses cachées depuis la fondation du monde, L’Homme et la société, 1979, volume 51, n° 1, p. 256).

Fort heureusement, René GIRARD compte de nombreux amis en France, et notamment l’Association Recherches Mimétiques (http://www.rene-girard.fr/57_p_22133/accueil.html).

Trois reproches étaient fréquemment lancés à René GIRARD.

D’abord, on l’accusait de démesure (au sens où sa théorie était suspectée de prétention). En bref, il donnait l’impression de vouloir avoir réponse à tout.

Ensuite, on lui reprochait un certain dogmatisme, notamment parce qu’il évoquait les Ecritures et qu’il stigmatisait la dimension satanique du désir mimétique. Les personnes jalouses des autres se sentaient visées et accusées d’être des suppôts de Satan…

Enfin, on lui imputait un certain ethnocentrisme, parce qu’il pensait que les solutions pour éviter la nocivité du désir mimétique étaient essentiellement judéo-chrétiennes.

René GIRARD lui-même a reconnu avoir tenu des propos trop intransigeants contre ses opposants.

Cela a pu donner l’impression que sa théorie visait à répondre à toutes les questions que peut se poser le monde intellectuel, ce qui n’était pas le cas (http://bookhaven.stanford.edu/tag/rene-girard/).

Dans le lien ci-dessus, René GIRARD critiquait la dangerosité des modes intellectuelles. En ces temps d’unanimisme de façade, et cela pour la deuxième fois au cours de cette année, son observation est particulièrement opportune. La langue de bois sentimentaliste sert à dissimuler des fautes lourdes.

Aujourd’hui, René GIRARD est un peu plus à la mode lui-même, ce qu’il redoutait avec le sourire.

Maintenant, cela n’empêche pas d’analyser les 3 grandes accusations portées contre lui et évoquées plus haut. Bien qu’elles puissent s’expliquer, elles étaient parfois déplacées de la part de ceux qui les proféraient.

1/ Démesure ou éloge de la distance salutaire ?

René GIRARD n’a jamais prétendu rédiger un traité général de science politique. De la même manière, il n’a pas voulu créer une école de sociologie, d’économie ou de droit.

Constamment, il s’est présenté comme un anthropologue que ses découvertes ont conduit vers le christianisme.

« Ce qui m’a orienté vers la violence, c’est l’espoir de réussir là où l’anthropologie du XIXe siècle avait échoué, dans l’explication de l’origine du religieux, des mythes et des rites. Et tout ceci bien sûr pour aboutir au christianisme » (René GIRARD, Celui par qui le scandale arrive, entretiens avec Maria Stella BARBERI, Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. 193).

En affirmant un fait anthropologique, à savoir le désir de chacun d’avoir ce que désire l’autre, René GIRARD a formulé une règle générale qui s’applique à toute la société.

C’est le propre de l’anthropologie de décrire des faits qui s’appliquent à tout homme. On peut contester une anthropologie, mais on ne peut lui reprocher d’avoir des conséquences générales.

Le vrai problème est que les adversaires de René GIRARD ont aussi adopté une anthropologie, sans le dire, sans en débattre et sans comprendre que leur propre anthropologie cachée était fantaisiste.

Ce n’est donc pas René GIRARD qui a empiété sur le domaine des économistes, des juristes et des sociologues. Ce sont ces derniers qui ont empiété sur l’anthropologie pour dire rigoureusement n’importe quoi.

Prenons l’exemple de Jacques GÉNÉREUX (La Dissociété, Seuil, Paris, 2006, 450 p.).

Cet économiste a parfaitement compris le rapport problématique de nos sociétés au sacrifice. On attend le sacrifice des autres mais on ne souhaite pas se sacrifier soi-même. Au contraire, le nouvel héroïsme consiste à arnaquer son prochain.

« Les héros de mon enfance donnaient leur vie pour les autres. Les héros de mes enfants tuent et dominent les autres pour survivre. » Dès lors, on assiste à « une guerre qui oppose l’individu à la société, oppose chacun à tout ce qui n’est pas lui-même ou son clone, car toute altérité véritable est ressentie comme une menace quand a disparu le sentiment d’appartenance à une communauté plus large que les communautés naturelles de sang et de voisinage » (p. 109).

Que propose Jacques GÉNÉREUX pour sortir de ce dilemme ? Rien, sinon une forme de prêche un peu vain et d’un appel à la générosité qui n’a aucun sens. Et en plus, il en est conscient, car il déclare à la fin de son livre :

« Tout ça pour ça ! Après des années de recherches, un universitaire inflige allègrement des centaines de pages à un lecteur patient et courageux pour lui annoncer, sans rire, que ce qui sauvera l’humanité, ce sont les beaux discours » (p. 443).

Au moins, Jacques GÉNÉREUX reste honnête et garde le sens de l’humour.

René GIRARD, lui, a repéré une dynamique anthropologique qui permet une solution.

Dans l’idéal, la bonne réciprocité est souhaitable. On peut espérer que chacun fasse du bien à autrui parce qu’autrui lui aura fait du bien. Dans les faits, il y a toujours une rupture de l’échange réciproque. Certains font du bien aux autres et sont récompensés par de l’ingratitude. Doit-on basculer dans la loi du Talion et dans un cycle permanent de vengeance ? Œil pour œil, dent pour dent (Exode XXI, 24) ? Faut-il toujours se focaliser sur une stricte réciprocité ? René GIRARD ne le pense pas :

« Quant aux échanges, ils ne doivent pas apparaître pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire réciproques : telle est la loi du vivre-ensemble. L’existence n’est vivable que si la réciprocité n’apparaît pas » (Achever Clausewitz, p. 120)

Les sociétés dites archaïques ont inventé les rites pour retarder ce moment où les comptes sont réglés, et donc reculer l’instant du règlement de comptes.

« Les différences artificielles protégeaient réellement les communautés archaïques, je pense, d’une mauvaise réciprocité toujours précédée et annoncée par l’accélération inquiétante de la bonne réciprocité » (Celui par qui le scandale arrive, p. 32)

Certes, à l’avenir, il est souhaitable de construire des relations harmonieuses entre les hommes, mais dans le passé, ces relations n’ont pas toujours été saines.

Des exploitations ont existé. Par suite, des divergences d’intérêts sont nées.

Un fonctionnaire rentier malveillant ne peut que détester et craindre les serviteurs de l’Etat dévoués qui acceptent de faire des sacrifices.

Si les agents dévoués au service public sont récompensés, il y aura moins de fonds pour les fonctionnaires sans mérite. Les deux groupes ont une profonde divergence d’intérêts. Cette divergence ne doit pas dégénérer en conflit.

Pour cela, il faut créer de la distance. On ne doit pas demander au fonctionnaire qui a failli d’œuvrer pour une politique qui va le pénaliser au vu de son passé. On doit le mettre à distance des missions qui le gêneraient.

Ce mécanisme, René GIRARD l’avait parfaitement compris. C’est pour cela qu’il remarquait le rôle essentiel des différences et l’utilité d’une réponse différée aux attentes des individus. Cela crée une distance salutaire dans les échanges sociaux. Ces derniers ne doivent pas être gouvernés par l’urgence, l’immédiateté et la violence.

« La différence et le diffèrement, c’est tout ce qui permet sinon de détruire, tout au moins de masquer l’indestructible réciprocité, de la retarder en mettant le plus grand intervalle possible entre les moments qui la composent, intervalle de temps et d’espace, dans l’espoir que la réciprocité des échanges passera inaperçue » (Celui par qui le scandale arrive, p. 33).

Une économiste comme Elinor OSTROM a parfaitement démontré comment on peut organiser l’action collective pour respecter cet impératif et éviter la virulence des conflits d’intérêts.

Créer des groupes bien distincts au sein desquels personne n’arnaque l’autre, c’est le meilleur moyen d’éviter la violence. Ces groupes peuvent alors avoir des rapports harmonieux entre eux, y compris lorsqu’ils ont des intérêts différents. Toutefois, il ne doit exister aucune confusion forcée entre les groupes sur fond d’échanges mensongers et de désir mimétique.

On notera qu’Elinor OSTROM a travaillé à l’Université de l’Indiana dans les années 1970, université où René GIRARD a obtenu un doctorat en 1950…

2/ Dogmatisme ou théologie inachevée ?

Le second reproche fait à René GIRARD a bien plus nui à sa réputation, surtout dans le contexte français de durcissement laïc.

D’ailleurs, l’accusation en question explique les réticences des milieux universitaires hexagonaux à son égard.

Suite à ses trouvailles anthropologiques, René GIRARD a remarqué l’intérêt des textes bibliques pour lutter contre le désir mimétique et la violence qu’il suscite.

Soyons francs, René GIRARD est devenu un chrétien fervent et n’a pas manqué de l’affirmer dans ses livres.

Plus grave encore, il a décrit le désir mimétique comme un phénomène diabolique.

D’abord, il analysa le terme biblique de scandale (en grec, σκανδαλον, skandalon).

Le scandale, c’est la pierre d’achoppement, ce qui fait chuter, ce qui incite à commettre un péché. Or, le désir mimétique est un scandale car, en voulant ce que possède l’autre, on est conduit vers le péché, et notamment l’envie.

« Le skandalon, c’est le désir lui-même, toujours plus obsédé par les obstacles qu’il suscite, et les multipliant autour de lui. Il faut donc que ce soit le contraire de l’amour au sens chrétien » (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 439)

Dès lors, René GIRARD dénonça, dans toute communauté dysfonctionnelle, « la chasse aux boucs émissaires, le principe satanique sur lequel repose non seulement cette communauté, mais toutes les communautés humaines » (René GIRARD, La Route antique des hommes pervers, Grasset, Paris, 1985, p. 184).

Reprenant les enseignements de la théologie médiévale, René GIRARD rappela que Satan s’opposant à la création, il représente une absence d’être, un refus de l’ordre voulu par Dieu (Celui par qui le scandale arrive, p. 92).

Cela ressemble furieusement à une excommunication à l’encontre des opposants à la théorie mimétique, à l’image de ce qu’a dit le Pape François contre les mafieux, qu’il a excommuniés.


Toutefois, on remarque que le Pape, lui-même, insiste beaucoup plus sur la réinsertion que sur la rétorsion.

Pour le Pape, c’est le mafieux impuni qui est excommunié. Le mafieux qui a été mis en prison peut, quant à lui, rencontrer Dieu.

René GIRARD, qui refusait la réciprocité de rétorsion (c’est-à-dire la loi du Talion), partageait cette approche.

D’ailleurs, il ne prétendait pas que le fait d’être chrétien immunise contre le désir mimétique. Au contraire, le christianisme peut aussi être interprété au profit d’une vision sacrificielle qui n’est pas neutre. Celui qui se sacrifie peut avoir l’intention de se créer un pouvoir sur la société tout en se détachant de la communauté pour mieux la dominer.

« Loin d’être exclusivement chrétien, et de constituer le sommet de l’ ‘‘altruisme’’, face à un ‘‘égoïsme’’ qui sacrifie l’autre de gaieté de cœur, le se sacrifier pourrait camoufler, dans bien des cas, derrière un alibi ‘‘chrétien’’, des formes d’esclavage suscitées par le désir mimétique. Il y a aussi un ‘‘masochisme’’ du se sacrifier, et il en dit plus long sur lui-même qu’il n’en a conscience et qu’il ne le souhaite ; il pourrait bien dissimuler le cas échéant un désir de se sacraliser et de se diviniser toujours situé, visiblement, dans le prolongement direct de la vieille illusion sacrificielle » (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, pp. 259-260).

L’actualité montre qu’il y a, en effet, beaucoup à dire sur la politique qui a consisté à demander des sacrifices à certaines populations.

En appelant à des sacrifices, on transforme les victimes de ces sacrifices en sacrificateurs, c’est-à-dire des personnes qui font des sacrifices. Celui qui fait des sacrifices gagne un pouvoir sacré, ainsi que la faculté de dire qui est pur et qui est impur. Si le sacrificateur manque de mesure, la dangerosité de cette délimitation radicale peut être catastrophique.

René GIRARD admettait donc que l’on peut avoir une lecture problématique de certains passages de la Bible. L’Epitre aux Hébreux peut être perçu comme validant l’idée du sacrifice de l’autre (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 254).

Néanmoins, René GIRARD présenta son attachement au christianisme de manière très ferme.

Certes, il a permis une lecture anthropologique des Ecritures, ce qui a initié un renouveau du christianisme fondé sur une approche rationnelle. De plus, il a fustigé l’impunité et le relativisme.

Dans le même temps, ses phrases ont pu être perçues comme des prophéties ou des anathèmes pas très œcuméniques. Aussi, il appartiendra à ses disciples d’élaborer une théologie systématique qui puisse montrer que tous les chrétiens peuvent être contaminés par le désir mimétique, alors que les non chrétiens peuvent y échapper, y compris grâce à d’autres cultures.

3/ Ethnocentrisme ou approximation ?

René GIRARD avait une vision assez sombre de la situation mondiale actuelle.

En effet, pour lui :

« La civilisation européenne est la première culture qui s’adresse à la terre entière » (Achever Clausewitz, p. 298).

Dans le même temps, l’Occident a oublié ses valeurs depuis le XIXe siècle. Cela date de la montée du concept de guerre totale, avec Clausewitz lors des guerres napoléoniennes.

« C’est la fin de l’Europe qu’annonce Clausewitz. Nous le voyons annoncer Hitler, Staline et la suite de tout cela, qui n’est plus rien, qui est la non-pensée américaine dans l’Occident. Nous sommes aujourd’hui vraiment devant le néant. Sur le plan politique, sur le plan littéraire, sur tous les plans. Vous allez voir, cela se réalise peu à peu » (Achever Clausewitz, p. 195).

Dans ce cadre, aux yeux de René GIRARD, il n’y avait rien à attendre d’une émulation intellectuelle avec la Chine :

« Il s’agit en fait d’une lutte entre deux capitalismes qui vont se ressembler de plus en plus. A la différence près que les Chinois, qui ont une vieille culture militaire, ont théorisé depuis trois mille ans le fait qu’il faut utiliser la force de l’adversaire pour mieux la retourner. Les Chinois subissent donc moins l’attraction du modèle occidental, qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. Leur politique est peut-être d’autant plus redoutable, qu’elle connaît et maîtrise le mimétisme » (Achever Clausewitz, p. 91).

Quant au Japon, c’est le pays du mimétisme par excellence.

Les geishas, les marionnettes du Kabuki et l’empereur son des boucs émissaires qui servent à souder la communauté (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 156, citant YAMAGUCHI Masao, « La structure mythico-théâtrale de la royauté japonaise », Esprit, février 1973, pp. 315-342).

René GIRARD n’était ni un spécialiste de la Chine, ni un connaisseur de la langue et de la civilisation japonaises.

Désormais, il appartiendra aux tenants de la théorie du désir mimétique d’étudier avec plus d’attention ces deux civilisations.

Ainsi, ils pourront y découvrir des pistes anciennes et plus intéressantes encore que la Bible pour combattre la fracture sacrificielle.

Le lecteur doit, ainsi, être renvoyé aux travaux de Robert ENO, issu de l’université de l’Indiana, comme Elinor OSTROM et René GIRARD. Robert ENO a étudié le mohisme, c’est-à-dire la pensée de Mò Zǐ () (vers 479 av. JC à vers 392 av. JC).

Mò Zǐ était un lettré du royaume de Lu (dans l’actuelle péninsule du Shandong en Chine).

Même l’hebdomadaire France catholique (n° 3149, 23 janvier 2009, pp. 22 à 24) s’est intéressé à sa pensée, en espérant que le regain d’intérêt qu’elle suscite facilitera le dialogue entre les cultures.

En effet, Mò Zǐ était favorable à l’amour universel (voir http://ctext.org/mozi pour le traité qui lui est attribué).

De la même manière, il s’inquiétait de la violence et de la rapacité à l’égard de celui qui est hors du groupe. Ce qu’il décrivait comme un danger, c’était clairement le désir mimétique. L’envie était perçue comme conduisant au chaos des pulsions individuelles, au règne de la violence et à la persécution des boucs-émissaires.

Pour mettre fin à ce désir mimétique, la règle que Mò Zǐ préconisait était le principe de l’identification au supérieur.

Cela ne devait pas reposer sur une fiction ou un mensonge. Le supérieur ne devait pas jouir de privilèges en faisant semblant de vivre comme le peuple.

Le supérieur ne pouvait gagner la confiance du peuple que s’il vivait dans strictement les mêmes conditions que lui. Le supérieur devait partager le sort de ceux auxquels il donnait des ordres. C’est exactement la solution que suggérait René GIRARD en se basant sur l’imitation de Jésus Christ.

Mò Zǐ proposait donc une lutte permanente contre les privilèges.

De la même manière, il refusait que l’on demande à certains de se sacrifier pour assurer l’impunité de ceux qui ont failli.

Selon sa célèbre formule, pas de récompense pour l’injuste (不義不富).

Et surtout, pas de proximité pour l’injuste (不義不).

Celui qui n’a pas su ou pas pu être juste avec les autres ne devait donc pas être puni et éliminé dans une spirale de violence incessante.

Avant tout, il devait être mis à distance pour éviter que les injustices et les sacrifices ne recommencent.

Ainsi, on pouvait construire un ordre social meilleur sans pour autant porter atteinte à l’amour universel.


C’est exactement ce sur quoi insistait René GIRARD. La Chine et le Japon peuvent donc aussi trouver des solutions fortes contre le désir mimétique. Le devoir des tenants des recherches mimétiques est désormais de le démontrer plus précisément.

mardi 24 mars 2015

La leçon de sagesse de Christian ATIAS

(Article révisé le 13 août 2019)

Christian ATIAS, professeur de droit à Aix-Marseille de 1980 à 2012, nous a quittés le 11 février 2015 (http://www.wikiberal.org/wiki/Christian_Atias).

L’association LGOC a déjà indiqué combien cet auteur a compté pour elle.

Christian ATIAS était un grand spécialiste du droit des structures permettant à des propriétaires de gérer un bien immobilier en commun. Les travaux qu’il a publiés sur les ASL (Associations Syndicales Libres) sont, notamment, particulièrement remarquables. Sa grande culture, sa vaste connaissance des normes, ainsi que son sens de la formule, rendaient ses nombreux articles de doctrine passionnants. L’entretien qu’il a accordé aux Informations Rapides de la Copropriété en 2014 sur la loi ALUR était, par exemple, très instructif (http://bit.ly/1HzdZnH).

Surtout, Christian ATIAS fut l’un des rares enseignants de droit à s’être penché sur les unions de syndicats. On se souvient notamment de sa note jurisprudence intitulée « Le sacrifice procédural des intérêts des copropriétaires en union de syndicats » (commentaire d’un arrêt du 26 février 2003 rendu par la 3ème chambre civile de la Cour de cassation, Recueil Dalloz 2003 pp. 995-998). A cette occasion, il qualifiait ces structures, prévues par l’article 29 de la loi du 10 juillet 1965, de « traquenards ». Dans son bulletin Droits et Construction Sociale n° 43 (27 juin 2014), p. 5, l’association LGOC a pleinement approuvé cette position.

La grande perte que constitue la disparition de cet auteur ne saurait trop être soulignée, puisqu’il alliait un talent incontestable à une franchise digne de louanges, qualités assez rares aujourd’hui (http://bit.ly/19MOim3).

Au-delà de la tristesse, il nous appartient néanmoins de continuer à suivre les pistes stimulantes qu’il a ouvertes.

Christian ATIAS connaissait bien le Japon, où il a enseigné, et en parlait la langue (http://bit.ly/1xuSzFg). Cela a donné à ses vues une profondeur dont on perçoit les signes dans son œuvre.

Bien entendu, on peut ne pas partager ses opinions politiques, et notamment son intérêt pour la pensée de Charles MAURRAS ou son royalisme non dissimulé. Certes, le souci du lien nécessaire pour construire une trajectoire collective était digne d’attention (http://bit.ly/1C7yqnc). La vision qu’avait Christian ATIAS de la monarchie française, où le roi est perçu commun un pontife, un homme qui fait le pont entre la sphère des activités humaines et l’ordre céleste, n’était d’ailleurs curieusement pas éloignée de la conception japonaise du tennō heika (, souverain céleste qui trône ici-bas, traduit malencontreusement par le mot « empereur »). Cette approche rappelle aussi le rôle du Fils du Ciel en Chine (tīan zĭ, 天子, là encore maladroitement traduit par « empereur ») (voir le cours de Mme Anne CHENG du 5 février 2015 au Collège de France, http://bit.ly/1FzXdUQ).

On peut néanmoins douter d’une adéquation parfaite à la réalité historique de cette royauté perçue comme ciment naturel de la nation. Les abus de l’absolutisme à partir du XVIe siècle ainsi que les errements des monarchistes français au XIXe siècle n’ont sans doute pas été sans conséquences. En effet, ils expliquent d’ailleurs peut-être les difficultés de la droite française à élaborer un projet à la fois pertinent et cohérent face à la pensée bohème fondée sur la lutte des places et la captation statutaire.

En tout état de cause, Christian ATIAS n’était pas responsables d’égarements commis par les légitimistes ou les orléanistes avant 1900, même s’il a pu être un peu trop indulgent à leur égard…

Cela ne retire rien à l’intérêt de ses conceptions sur la théorie juridique. Son intervention sur l’analyse économique du droit devra rester gravée dans nos mémoires.

Le courant de l’analyse économique du droit a été lancé par Ejan MACKAAY, professeur à l’université de Montréal. Ce dernier a fait un bref résumé de sa position dans ses « Remarques introductives », R.R.J. (Revue de la Recherche Juridique, droit prospectif), 2008-5, pp. 2461 à 2468 :

« Dans l’analyse économique du droit, les règles sont appréhendées comme influençant les comportements de l’acteur justiciable par la modification de leurs coûts et avantages. Devant cette modification, les acteurs peuvent, rationnellement, décider d’adapter leur comportement en conséquence. L’analyse cherche à prévoir cette adaptation et à déterminer l’effet net des adaptations entreprises par différents acteurs et pose éventuellement la question de savoir s’il correspond à la volonté de l’autorité publique qui a énoncé la règle. Remarquablement, en faisant cet exercice pour l’ensemble des règles du droit civil, on observe que la plupart d’entre elles paraissent formulées comme s’il s’agissait de minimiser les coûts des interactions humaines ou d’optimiser les incitations à l’usage prudent des ressources rares ou à l’innovation, tout cela contribuant à maximiser le bien-être, au sens où les économistes emploient le terme. »

Christian ATIAS a réagi dans un article intitulé « Sur E. Mackaay et St. Rousseau, Analyse économique du droit, Paris, Dalloz, éditions Thémis, 2008 », R.R.J., 2008-5, pp. 2469 à 2475

D’abord, il a approuvé l’idée qu’il soit nécessaire de mieux réfléchir sur les conséquences économiques d’une nouvelle norme juridique que l’on souhaite édicter. Cependant, il a aussi rappelé que la volonté de produire des règles pour changer les comportements peut conduire à un point de vue très interventionniste, voire même arrogant et simpliste. Le fait qu’une norme énonce un modèle de comportement ne suffit pas pour garantir que les effets escomptés seront obtenus.

« La règle ne fait que ce qu’elle fait entendre, en fonction de la façon dont elle s’insère dans un corps global, de la façon dont elle est comprise, mise en œuvre et acceptée »

Christian ATIAS appelait donc à la prudence :

« Les effets des règles sont parfaitement imprévisibles parce qu’ils se conjuguent avec les traditions juridiques et sociales, avec ceux d’autres règles, avec les particularités des situations individuelles, avec les idéologies dominantes ou souterraines… »

Dès lors, même si l’analyse économique du droit était légitime, il ne fallait pas trop en attendre.

« C’est une chose que de ne pas légiférer à l’aveugle ou pour répondre à des revendications pressantes, à des fins électorales notamment ; c’en une toute autre que de confondre l’étude des situations à régir avec les résultats à venir de la législation. »

Tout ceci doit nous conduire à l’humilité et à la lucidité quant à la véritable nature du droit. Les normes juridiques ne sont pas la résultante mécanique de la volonté du peuple. Selon l’idéologie de la volonté générale, ce dernier est censé choisir la meilleure manière de transformer la réalité, mais il s’agit là d’une fiction.

« L’intention du législateur est un mythe ; nul n’en doute. Elle n’a pas d’existence réelle, parce que l’adoption des dispositions légales fait l’objet de décisions collectives ; nul ne peut savoir quelle fut l’intention de la majorité des votants. »

Toutefois, cette fiction conserve une utilité. Elle permet de percevoir la nature même du droit, à savoir le fait qu’il constitue une limite, un cadre qui échappe à son auteur et s’impose à lui.

« Ce mythe est fondateur. Il n’a de sens que parce qu’il montre que la loi n’appartient pas à ses auteurs. L’intention du législateur est la référence qui guide la réflexion sur ce que pourrait être la bonne règle, la recherche de la raison de droit. L’analyse économique du droit ne peut réduire son examen à la décision législative ou prétorienne ; c’est un phénomène beaucoup plus complexe qu’elle doit prendre pour objet. »

Le droit constitue donc un processus de limitation. Dès lors, il convient d’analyser en quoi la dynamique juridique permet de lutter contre l’es caprices des acteurs sociaux, comme l'a fait Christian ATIAS dans son ouvrage Théorie contre arbitraire (PUF, 1987), disponible sous format EPub depuis novembre 2018. 




Christian ATIAS refusait avec raison de réduire le droit au statut de simple instrument facile à manier. Dans le même temps, il rejetait le positivisme juridique, c’est-à-dire le fait de ne voir dans le droit qu’un corps de règles effectivement suivies sur le terrain.

Le droit est plus qu’une simple description de normes repérables à l’avance. L’information juridique n’est pas un produit de consommation sur lequel on peut se jeter gratuitement « comme une bête assoiffée sur un point d’eau » (comme le dit Michel ONFRAY, voir http://bit.ly/1HDTnId).

Connaître le droit, c’est percevoir le processus dont il participe, c’est-à-dire la création d’une norme qui dépasse celui qui l’énonce. Comme le disait Christian ATIAS dans Théorie contre arbitraire (point 3) : « Le droit n'est pas ; il advient. Il advient sans espoir d'être jamais advenu. Il est cheminement, itinéraire » 

Oublier cet impératif, c’est s’exposer à des conséquences regrettables qui découlent d’un ordre des choses que l’on peut qualifier de naturel, même s’il est complexe à repérer.

Ainsi, transformer le législateur ou les magistrats en technocrates arrogants, omnipotents et fantaisistes a un prix par rapport au comportement de l’ensemble des autres acteurs sociaux. Cette violence impunie finit par être imitée par tous. Une forme de chaos et d’affaiblissement de l’Etat s’ensuit. Le refus de prendre en compte les implications de certaines attitudes peut donc coûter cher. Voilà pourquoi il faut savoir repérer calmement les logiques pernicieuses induites par un orgueil démesuré. Tel est l’ordre naturel qu’il convient de prendre en compte pour orienter l’interprétation juridique. C’est dans ce sens que le législateur et le juge sont faillibles et qu’il faut savoir s’en souvenir.

« Il n’est pas rare que le législateur ou les juges s’égarent. Cette réalité est tenue pour une anomalie exceptionnelle et négligeable ; c’est un postulat aussi coûteux que dangereux. De trop nombreuses erreurs affectent l’image du droit, sa signification symbolique ; son acceptation sociale est en cause. »

C'est là une leçon de sagesse que nous ne devrons pas oublier.