lundi 22 septembre 2014

Les défricheurs d’Eric DUPIN

Un livre remarquable vient de paraître il y a dix jours, dans cette rentrée décidément chargée.

Le journaliste indépendant Eric DUPIN (ayant travaillé pour l’Evènement du Jeudi, Marianne, Rue 89, le Figaro et Le Monde Diplomatique) a signé Les Défricheurs, voyage dans la France qui innove vraiment, La Découverte, Cahiers libres, 278 p., 2014, Paris




L’introduction est disponible en ligne (http://ericdupin.blogs.com/ld/).

Cet ouvrage a reçu l’approbation d’un militant d’EELV sur le site de ce parti (http://eelv.fr/2014/09/11/bifurquer-defricher-et-apres/).

On notera qu’Eric DUPIN a été un proche du CERES (animé par des alliés de Jean-Pierre CHEVÈNEMENT) alors que Christophe GUILLUY est aujourd’hui un compagnon de route de l’ancien maire de Belfort. Pourtant, Eric DUPIN ne partage pas les mêmes positions que Christophe GUILLUY.

Eric DUPIN s’intéresse aux 17 % de Français (selon un sondage, voir Les Défricheurs p. 9) « privilégiant la coopération sur la compétition, l’être sur le paraître, la connaissance de soi sur la domination des autres ».

Eric DUPIN appelle ces Français les « créatifs culturels » selon une expression d’Yves MICHEL, maire divers-gauche d’Eourres dans les Hautes-Alpes (Les Défricheurs, p. 262).

Pourtant, c’est bel et bien un livre sur les coopérateurs en tant qu’ils souhaitent construire une société alternative dont il s’agit.

Le souhait de ces innovateurs contemporains est conforme aux projets de John BELLERS au XVIIe siècle et Robert OWEN au XIXe siècle, que, certes, Eric DUPIN ne cite pas, car il se consacre uniquement aux acteurs de notre temps.

L’ouvrage est une succession de portraits et rend compte de nombreux entretiens. L’axe choisi est résolument journalistique et n’inclut ni une analyse historique référencée, ni une étude juridique étayée des concepts maniés. L’abondante littérature sociologique disponible n’est pas évoquée.

Qu’importe car le propos est toujours intéressant et la réflexion pleine de bon sens. Chacun sera libre d’approfondir le sujet ultérieurement.

D’abord, Eric DUPIN rompt avec le pessimisme ambiant en montrant le dynamisme et la diversité de cette France qui veut construire une alternative à l’hyper-individualisme, au présentéisme et au relativisme (Les Défricheurs, p. 223).

Avec raison, Eric DUPIN montre le poids des penseurs de la décroissance, (Les Défricheurs, pp. 225 à 233), d’EELV (Les Défricheurs, pp. 41, 43, 59, 240 notamment), des anciens du PSU (Les Défricheurs, pp. 55 et 155 notamment) et de la mouvance anarchiste (Les Défricheurs, p. 79) dans ces approches mais montre aussi qu’elles concernent des entrepreneurs bon teint qui sont heureux de se libérer de la pression des actionnaires (Les Défricheurs, p. 201).

On notera le succès de l’entreprise ACOME, 1400 salariés, qui existe sous la forme coopérative depuis 82 ans et de SOPELEC, 2300 salariés, fondée il y a 41 ans, même si cette dernière s’inscrit désormais dans une stratégie de groupe pas forcément intégralement coopérative (Les Défricheurs, p. 187).

Eric DUPIN a le mérite de montrer que le modèle de vie coopératif, et c’est le cœur du sujet, ne relève pas seulement du rêve mais peut fonctionner au plan économique.

Eric DUPIN est enthousiaste, notamment concernant l’habitat participatif qu’il estime peu développé par rapport à la Suisse et l’Europe du nord (Les Défricheurs, p. 156). On note, avec plaisir, les propos de Pierre-Yves JAN (PARASOL à Rennes, http://www.hg-rennes.org/) qui insiste sur le fait que l’on ne peut réussir seul dans ces démarches et sur l’importance qu’il y a à croiser les regards. C’est le principe du regard croisé sur lequel insiste le présent blog depuis sa création concernant l’identité coopérative.

Enfin, l’auteur a la sagesse de montrer le talon d’Achille de ces dynamiques, à savoir une tendance à l’élitisme (Les Défricheurs, pp. 59, 177 et 267), la tentation du repli par rapport à une société perçue comme hostile (Les Défricheurs, p. 269) et l’invisibilité qui en découle (Les Défricheurs, p. 13).

La vision un peu catastrophiste qu'ont ces coopérateurs alternatifs sur la société leur donne parfois une image sectaire (Les Défricheurs, p. 32). A ce propos, Eric DUPIN a raison de dire qu’il n’est pas sain de compter sur l’effondrement de notre univers contemporain car un désastre social a souvent des effets régressifs et favorise l’avènement d’un pouvoir autoritaire (Les Défricheurs, p. 271).

En conclusion, sans verser dans l’idéalisme niais (Les Défricheurs, p. 158), l’ouvrage souligne le caractère insuffisant des appels au progrès fondés sur la promesse de croissance et le rêve d’une société idéale (Les Défricheurs, p. 273).

La seule petite réserve que l’on peut avoir concerne la reprise de propos parfois assez piquants des membres de la mouvance alternative les uns contre les autres. Les journalistes sont toujours friands de ce genre d’échanges. On espère que ces phrases seront bien assumées par ceux auxquelles elles sont attribuées.

Néanmoins, là n’est pas l’essentiel. Eric DUPIN nous dresse un portrait stimulant d’une France qui souhaite innover tout en restant réaliste, notamment concernant la crise de la participation dans les sociétés coopératives (Les Défricheurs, p. 187). Merci à lui pour ce bel effort.

A nous tous de relever le défi, et de conduire la France périphérique, qui se sent marginalisée par le système, à comprendre qu’elle dispose d’une véritable alternative !

Le chemin sera difficile, car les bénéficiaires du système actuel ne se laisseront pas faire. L’habitat alternatif, ainsi, rencontre des résistances car il bouscule les intérêts bien compris et les habitudes établies. Comme le dit Eric DUPIN, « cette société doit être bien fragile pour se sentir menacée par quelques milliers de yourtes » (Les Défricheurs, p. 36).

samedi 20 septembre 2014

La France périphérique de Christophe GUILLUY

Ainsi, le 17 septembre 2014 est sorti le dernier ouvrage de Christophe GUILLUY intitulé La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion, Paris, 185 p.).




Le livre semble se vendre comme des petits pains. Tant mieux pour l’auteur ! Que ses fans se rassurent : il est droit dans ses bottes ! La thèse des Fractures françaises est préservée dans ses grandes lignes, d’autant que Christophe GUILLUY l’expose dans les médias inlassablement depuis 4 ans (www.esprit.presse.fr/archive/review/rt_download.php?code=37407) et a même récemment été reçu à l’Elysée (http://www.courrierdesmaires.fr/26624/christophe-guilluy-geographe-la-france-peripherique-60-de-la-population-est-invisible-aux-yeux-des-elites/).

Les accusations de simplisme (http://www.laviedesidees.fr/Le-periurbain-France-du-repli.html) ne lui font ni chaud ni froid et ses provocations continuent, notamment concernant son appel quasiment explicite à une alliance entre le parti socialiste et le Front National (http://elections.lefigaro.fr/presidentielle-2012/2012/04/25/01039-20120425ARTFIG00592-christophe-guilluyle-second-tour-reste-ouvert.php).

L’idée que les classes populaires issue de la majorité invisible fragilisée sont poussées à la périphérie des métropoles, sont coincées par le retournement du marché foncier et ainsi jetées dans les bras du Front National est ressassée par l’auteur (http://www.lejdd.fr/Politique/Le-geographe-Christophe-Guilluy-Le-FN-a-une-marge-de-progression-immense-dans-l-ouest-de-la-France-635740), tout comme l’idée que la notion de classe moyenne est un mythe inventé par l’élite pour stigmatiser comme une bande de privilégiés égoïstes la France périphérique et maintenir celle-ci dans la précarité et la violence sociale.

Néanmoins, le succès de cet ouvrage est mérité.

D’abord, il est en phase avec les avis de certains penseurs qui ne sont manifestement pas du même bord politique, comme Camille PEUGNY (http://www.inegalites.fr/spip.php?article1755) qu’aime citer Cécile DUFLOT (voir la contribution de cette dernière sur la France de 2025) (http://www.lefigaro.fr/politique/2013/08/16/01002-20130816ARTFIG00430-la-france-de-2025-les-copies-des-ministres-corrigees-par-un-expert.php). Laurent JOFFRIN approuve également le coup de pied dans la fourmilière que donne Christophe GUILLUY (http://www.liberation.fr/livres/2014/09/12/le-crime-des-bobos_1099285).

Ensuite, l’auteur souligne avec raison l’impossibilité de demander à des acteurs un investissement dans l’action collective si c’est pour qu'ils se fassent exploiter par des consuméristes et des individualistes qui ne jouent jamais le jeu.

Les citoyens auxquels on demande ainsi de se sacrifier, avant de les punir au plan économique pour avoir fait ce sacrifice, sont placés dans une injonction paradoxale (voir Droits et construction sociale n° 13, 28 août 2012, pp. 12-13) et réagissent logiquement par la fuite.

De surcroît, nul ne se sacrifie sans que la dynamique impliquée par cet effort soit profitable au moins à la collectivité. Récompenser le mal n’est certainement pas favorable au bien commun. Les Fractures françaises et La France périphérique décrivent en fait, et avec raison, là encore, une fracture sacrificielle.

Les copropriétés où les majorités des assemblées générales et les occupants se comportent mal évincent ceux qui auraient pu s’investir dans une action collective. Ceux qui auraient le malheur de ne pas partir continueraient à subir une pression économique, sociale et fiscale violente tout en vivant dans un environnement qui les rendrait incapables de répondre à ces pressions. La mutualisation qui protège les fautifs n’est moralement pas défendable.

Ensuite, les pouvoirs publics se plaignent de la montée du modèle pavillonnaire, de l’impopularité de la classe politique et du fait que ces copropriétés deviennent ingérables. A qui la faute ? On peut repérer la même logique par rapport à l’insécurité ou à la carte scolaire. Ceux auxquels on demande d’être performants constamment et de se former ne peuvent rester dans des lieux où leur vie devient infernale et où ils sont empêchés de s’instruire du fait de la violence.

Le diagnostic de Christophe GUILLUY est donc correct, malgré son caractère iconoclaste, d’où son succès, notamment dans les cercles des Français marginalisés par les élites.

Tout le problème réside dans la solution qu’il propose, à savoir la victimisation consumériste de la France périphérique et l’attente du sauveur.

En effet, dans La France périphérique, sa thèse reste la même que dans les Fractures françaises, à savoir la récrimination contre les bénéficiaires de la mondialisation qui laissent de côté les malheureux membres de la majorité invisible. La notion de classe moyenne a volé en éclats et ne sert qu’à justifier la stigmatisation de la France périphérique. Cette fois-ci, l’accent est mis sur les conséquences politiques de cette fracture avec des explications du vote (La France périphérique, pp. 63-67) et des prophéties sur l’avenir des partis (La France périphérique, pp. 83-87). Les méchantes élites ne cessent de vouloir museler le peuple, à l’image de Viviane REDING qui veut refuser le droit aux électeurs britanniques de se prononcer sur leur sortie de l’Union européenne (La France périphérique, p. 92).

L’auteur persiste dans sa vision colorée de la France (en Noirs et Blancs pour être ‘‘clair’’, si l’on peut dire). A cette occasion, il crée la distinction entre la gauche d’en haut, sociétale et blanche, et la gauche d’en bas, dans les DOM TOM ainsi que parmi les Musulmans, tous peu favorables au mariage pour tous (La France périphérique, p. 104).

Les Bonnets rouges sont mobilisés pour illustrer la France périphérique prétendument marginalisée (p. 53) (alors qu’il y a parmi eux des chefs d’entreprises dont les sociétés sont intégrées à l’économie monde, d’où les coûts de transport contre lesquels ils protestent, d’ailleurs…).

Sinon, l’auteur se répète un peu par rapport aux Fractures françaises. Ainsi, il cite à nouveau, de manière toujours aussi allusive, PUTNAM, (La France périphérique, p. 169) en ne faisant référence qu’à un article de Jean-Louis THIEBAULT de 2003 paru à la Revue Internationale de Politique Comparée (2003/3, vol. 10, « Les travaux de Robert D. Putnam sur la confiance, le capital social, l’engagement civique et la politique comparée », pp. 341 à 355).

Alors que ce dernier article est excellent et nuancé, Christophe GUILLUY continue à avoir de PUTNAM (dont on se demande s’il l’a lu dans le texte) une vision plus que sommaire. Les personnes qui vivraient dans des quartiers où les populations sont diverses s’engageraient moins.

Comme le dit THIEBAULT dans son article, PUTNAM n’a jamais considéré le déficit d’engagement comme une fatalité, puisqu’il s’intéresse à la façon dont on peut reconstruire des liens civiques aux Etats-Unis (article, p. 351). De plus, lorsqu’il constate un affaiblissement de la capacité à l’engagement collectif, il la lie à un manque de culture des personnes qui ne s’engagent pas plutôt qu’à une anxiété liée à la présence de populations d’origines diverses (voir article, pp. 346 et 350). Celui qui est habitué à tout attendre d’un chef ne sait pas s’incorporer à une action collective, comme PUTNAM l’a montré en étudiant les différentes cultures régionales italiennes.

A ce titre, il est dommage que Christophe GUILLUY n’ait pas lu avec plus d’attention la source qu’il cite (et qu’il n’ait pas consacré de plus longs développements à PUTNAM ainsi qu’à ses œuvres).

Christophe GUILLUY considère comme une malheur inévitable le fait que la mobilité internationale la plus forte soit celle des diplômés (La France périphérique, p. 74). De la même manière, il valide les thèses de Terra Nova (La France périphérique, p. 76) sur le divorce entre l'élite de gauche, toujours plus sociétale, et le peuple, en prétendant la séparation irréversible.

PUTNAM, dont Christophe GUILLUY dit s’inspirer, n’a jamais été aussi péremptoire. L’auteur américain insiste notamment sur la notion de coopération et sur l’importance de la réciprocité pour pouvoir créer des liens civiques. On aurait aimé que l’ouvrage La France périphérique se penche sérieusement sur cette question.

En effet, assez paradoxalement, la principale faiblesse de la thèse de Christophe GUILLUY est l’incapacité à penser la reconstruction d’un lien social. Cet auteur est pourtant membre du conseil scientifique de la fondation Res Publica de Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, qui prône l’égalité républicaine et le civisme à longueur de pages. Or, la France périphérique est présentée par Christophe GUILLUY comme un monde pavillonnaire peuplé par une majorité invisible. Pire, cette dernière se ressent comme la victime de la mondialisation et Christophe GUILLUY l’encourage dans cette démarche pleurnicharde. Est-ce très sain de se penser perpétuellement en victime ?

Bien entendu, chacun a pu subir des injustices, et il est légitime d’en parler, car elles constituent un élément fondamental, non seulement pour soi, mais aussi pour ceux avec lesquels on est en relation et qui ont été affectés indirectement par ces injustices. Le syndic de copropriété qui cause un préjudice à un copropriétaire nuit à toute la famille de celui-ci. Est-ce une raison pour que le copropriétaire ou sa famille commettent des délits dans la rue ? Certainement pas. Le mal que l’on a subi ne justifie pas que l’on commette un mal plus grand encore.

Etre républicain, cela implique de dégager un processus qui incorpore l’ensemble de la société afin d’atteindre le bien commun. Rien n’oblige à assurer l’impunité des mafieux ou des agioteurs, certes, mais ce qui doit animer les citoyens, c’est le sens du devoir et le souci d’atteindre des buts légitimes par les voies les plus justes possibles.

La coopération basée sur la réciprocité, que prône PUTNAM, est justement le moyen de parvenir à cet objectif. Même la France périphérique est en contact avec le monde. Elle consomme de l’énergie venue d’ailleurs. Son impact environnemental influera sur les autres pays.

Le membre de la « majorité invisible » qui regarde TF1 sur sa télévision fabriquée en Chine n’en n’a peut-être rien à faire des Chinois, mais il a interagi avec eux, qu’il le veuille ou non. Dès lors, celui qui bénéficie d’un service ou d’un bien est-il prêt ou capable de travailler aussi durement que ceux qui ont fourni ce bien ou ce service ? Ou souhaite-t-il, après avoir consommé, se séparer radicalement du producteur en se plaçant sous la domination d’un chef charismatique qui fermera les frontières ?


Telle est l’implication du choix entre réciprocité, d’un côté, et consumérisme victimaire, de l’autre.

vendredi 19 septembre 2014

Fractures françaises de Christophe GUILLUY

Le journal Libération a consacré sa Une ainsi qu’un dossier de 5 pages à Christophe GUILLUY le 17 septembre 2014 pour la sortie de son nouveau livre, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion).

Cet auteur, qui se réclame de la gauche mais se présente comme un « lonesome cowboy », dit, selon Libération, avoir été longtemps partisan d’Arlette LAGUILLER. Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis. Et visiblement, Christophe GUILLUY n’est pas un imbécile.

L'idée principale de cet auteur a été posée par son célèbre livre Fractures françaises (Champs Essais, Flammarion, 2013, édition originale 2010, Paris, 186 p.). 




Le présent blog a pu être ressenti par certains comme reprenant les thèses de Christophe GUILLUY. En ces temps où ce dernier occupe à nouveau les premières pages des journaux, il est nécessaire d’apporter certaines précisions en rendant compte de cet ouvrage.

Les points communs entre les idées véhiculées ici et celles de Christophe GUILLUY sont au nombre de trois :

1/ L’idée que certaines catégories de la population sont éloignées pour éviter qu’elles n’expriment leur mécontentement là où des protestations pourraient gêner. Pour camoufler ces conflits d’intérêts et autres violences sociales, il est pratiqué un faux consensus (Fractures françaises, p. 9)

2/ Le rejet de l’hypocrisie moraliste. Beaucoup souhaitent imposer aux autres des règles qu’ils ne respectent pas eux-mêmes. Ainsi, divers acteurs veulent se donner bonne conscience et nuire à ceux qui pourraient leur faire concurrence (Fractures françaises, pp. 102 et 142 à 148)

3/ On peut constater que des populations marginalisées parviennent à faire émerger une alternative aux difficultés du moment en construisant une contre-culture qui s’écrit en dehors de la classe politique (Fractures françaises, pp. 180-181) basée sur un plus fort ancrage territorial (Fractures françaises, pp. 153-154)

Christophe GUILLUY a un sens de la formule évident et s’exprime de manière claire. Le constat, par exemple, du fait que les mouvements sociaux les plus importants impliquent des personnes protégées des effets de la mondialisation et liées aux autorités publiques est pertinent (Fractures françaises, p. 88).

Toutefois, il aime s’en prendre à des groupes en bloc sans toujours beaucoup de nuances, d’où des diatribes contre les bobos que, manifestement, il n’apprécie pas (Fractures françaises, p. 145 sur Boboland, et p. 95 sur le ‘‘bobo explorateur’’ opérant une violente conquête patrimoniale des quartiers métropolitains antérieurement populaires). La dénonciation légitime des violences sociales et des vraies précarités tourne parfois au misérabilisme (notamment à propos des salariés du privé menacés par les délocalisations, voir Fractures françaises, pp. 81 et 114 à 115).

L’ouvrage, au fond, s’inscrit dans un refus de l’action collective équilibrée et fondée sur un respect des participants auxquels il convient de donner des garanties objectives. C’est surtout en cela que Christophe GUILLUY s’oppose au LGOC.

Les principes énoncés sur ce blog pour une coopération authentique (vérification, intermédiation, réciprocité, regard croisé, rotation) sont donc refusés par cet auteur, ce qui n’est pas sans conséquence sur le climat délétère qui règne dans le débat public français. Christophe GUILLUY enferme les populations dont il se dit proche dans le désespoir et l’impuissance.

1/ Refus de la vérification

Christophe GUILLUY nage constamment dans la généralisation abusive, avec des formules qui frôlent le ridicule tellement elles sont excessives, le tout sans jamais citer ses références. Si ses lecteurs l’imitent dans un tel sectarisme, ils ne devront pas s’étonner de ne pouvoir s’associer aux autres.

Ainsi, l’auteur accable les sociologues et leur attention excessive quant aux banlieues sans citer aucune source (p. 21).

De la même manière, il fustige les opérations fortes menées par la police dans les quartiers difficiles en prétendant qu’elles « ne servent strictement à rien » d’après « tous les criminologues », sans citation, là encore (p. 28). Espérons qu’il a lu « tous » les criminologues…

On peut aussi noter l’affirmation péremptoire selon laquelle en 2007 le vote Ségolène ROYAL était celui des quartiers aux populations d’origine étrangère alors que le vote Nicolas SARKOZY aurait été antimondialiste et anti-immigré (p. 174). En effet, il doit y avoir beaucoup d’étrangers à Melle en Poitou et beaucoup d’antimondialistes à Neuilly… Une fois encore, aucune référence n’est donnée.

Enfin, Christophe GUILLUY cite PUTNAM de manière naïve et manichéenne en prétendant que cet auteur démontre combien les personnes qui vivent dans des quartiers composites au plan ethnique ont tendance à se retirer de la vie sociale par défiance à l’égard des autres (pp. 128-129). Le bulletin du LGOC n° 20 (26 novembre 2012, p. 3 pour la bibliographie) a montré qu’il ne convient pas d’avoir une vision aussi simpliste de la théorie de la constriction, car des identités communes peuvent toujours être construites et la diversité des origines sur un espace n’implique pas forcément une juxtaposition angoissante de populations vivant dans la méfiance.

2/ Le refus de l’intermédiation

En fait, cette absence de rigueur méthodologique est assumée. Christophe GUILLUY verse volontairement dans la provocation pour donner plus de retentissement à ses thèses, quitte à fustiger des personnes dont lui et ses lecteurs profitent. Quand on vit dans une même société que les autres et que l’on consomme ce qu’ils produisent, il faut savoir les respecter, quitte à leur permettre de s’organiser pour échanger avec eux sur les désaccords légitimes qui peuvent survenir.

A l’inverse, la captation violente exercée sur des individus sur fond de diabolisation du groupe d’appartenance auquel ils sont assignés représente une violence illégitime, d’où l’importance des intermédiaires pour protéger les individus dans une société de récrimination consumériste. Christophe GUILLUY ne voit pas les choses sous cet angle, et expose tout particulièrement les « minorités visibles » à la violence captatrice en les stigmatisant.

En effet, il oppose une France périphérique peuplée par une majorité invisible (pp. 107 à 125) à une France métropolitaine favorable à la mondialisation et reposant sur l’alliance entre la bourgeoisie bohème et les populations d’origine étrangère (pp. 98-99). Cette France métropolitaine rejette violemment les catégories populaires issues de la majorité invisible (p. 95). La coalition entre bohèmes et étrangers est censée prospérer grâce à la montée d’une insécurité physique, économique et culturelle infligée à la majorité invisible.

Christophe GUILLUY va plus loin, en se faisant l’apôtre d’une idéologie bien particulière, avec des formules accablantes (« Comment je suis devenu Blanc », p. 65) sur fond de déploration douteuse quant à une immigration qui ne serait plus maîtrisée (sans aucune étude sérieuse pour le démontrer si ce n’est des citations de Michèle TRIBALAT, dont on espère qu’elle est heureuse de cette récupération…) (p. 61).

L’angoisse concernant la substitution de la population (p. 68) et la peur de voir la France ressembler à la Réunion du fait de la montée de l’immigration venue d’Afrique (p. 59) s’ajoutent au lien péremptoire effectué entre délinquance et immigration (p. 49) sur fond de dénonciation d’une insécurité généralisée (p. 52) et des violences anti-Blancs (p. 166). Selon Christophe GUILLUY, les populations d’origine étrangère sont censées avoir bénéficié amplement des politiques urbaines (p. 87) qui servent à donner bonne conscience aux élites qui ne se penchent pas sur les malheurs des Blancs précarisés (p. 88). D’ailleurs, les couches supérieures maintiennent leur domination grâce aux couches populaires immigrées (p. 102) et à la pression à la baisse sur les salaires que ces populations d’origine étrangère permettent.

Bien évidemment, le Front National n’est pas du tout un parti fasciste (p. 173) pour cet auteur qui se garde bien de citer l’abondante littérature concernant ce mouvement politique.

Tout à son attitude iconoclaste, Christophe GUILLUY est fier d’avoir influencé Nicolas SARKOZY en 2012 et d’avoir été reçu par ce dernier. Suite aux commentaires que cette rencontre a suscitée, cet auteur réplique : « Ce jour-là, vu les réactions, j’aurais mieux fait de rencontrer Hitler » (Libération, 17 septembre 2014, p. 3, Cécile DAUMAS, « Guilluy, le Onfray de la géographie »). Cela se passe de commentaire…

Ainsi, il y a dans cet ouvrage un goût de l’affrontement verbal à l’encontre de catégories de personnes sans offrir à ces dernières la possibilité de débattre avec leurs opposants de manière civilisée grâce à des intermédiaires.

3/ Le refus de la réciprocité

Christophe GUILLUY verse également, et assez logiquement, dans la victimisation des malheureuses classes populaires de la majorité invisible (« lire ‘‘Blancs’’ » p. 148) chassées à la périphérie des centres urbains.

Le tableau tourne souvent aux sanglots du petit Blanc qui vit dans un habitat pavillonnaire méprisé par l’élite (pp. 123-124), est éloigné des zones économiques dynamiques (p. 109) et subit une forme d’assignation à résidence par la dévalorisation relative de son bien (p. 125). L’éloignement des territoires qui comptent (p. 98) induit une marginalisation au plan culturel (p. 105).

Tout ceci est lié à l’existence d’une coalition de méchants qui, de manière feutrée, imposent ces malheurs (p. 95) : « L’euphémisation de ce processus est emblématique d’une époque ‘‘libérale-libertaire’’ où le prédateur prend le plus souvent le visage de la tolérance et de l’empathie »

Les écologistes sont les symboles de cette évolution, comme le montre leur victoire de 2009 : « Les classes populaires et la question sociale étaient, et sont toujours, passées à la trappe. Ce spectacle indécent à un moment où le nombre de chômeurs explose préfigure peut-être l’avenir du champ politique : un combat en coton entre les tenants de la mondialisation libérale de gauche et les tenants de la mondialisation libérale de droite. Cette alliance objective entre libertarisme et libéralisme est aussi l’affaire d’une génération, celle des baby-boomers, une génération perdue dans le matérialisme et la confusion idéologique mais qui assume cette mondialisation »

L’ennemi est clairement identifié : ce sont les baby-boomers qui font du mal aux pauvres petits marginalisés de la France périphérique, pauvres au sens strict puisqu’il y a plus de misère dans le Cantal, en Corse ou dans l’Aude qu’en Seine-Saint-Denis (p. 117).

En bref, « du cœur de la ville industrielle aux périphéries périurbaines et rurales des métropoles mondialisées, les couches populaires apparaissent comme les grandes perdantes de la lutte des places » (p. 13). On notera, au passage, que Michel LUSSAULT, inventeur du concept de ‘‘lutte des places’’, et pourtant géographe comme Christophe GUILLUY, n’est pas cité.

Ce tableau pose problème puisqu’il définit des perdants un peu vite sans avoir évalué ce que chacun gagne ou perd dans l’équation sociale en fonction des efforts fournis.

Sur qui pèse l’effort d’adaptation à la modernité ? Qui en profite ? La France périphérique ne profite-t-elle pas aussi de la modernité ? Y contribue-t-elle autant qu’elle en profite ? Telles sont les questions que Christophe GUILLUY ne se pose pas, par peur de devoir y répondre…

4/ Le refus du regard croisé

Pour évaluer qui gagne quoi dans un échange civilisé, il est donc nécessaire d’opérer des vérifications et de disposer d’intermédiaires permettant de ne pas agresser ceux qui ont des intérêts différents. L’évaluation doit surtout être pluraliste, ce qui impose la prise en compte de la diversité des intérêts et non sa dissimulation.

A ce sujet, Christophe GUILLUY fait diversion. Les grands intérêts financiers, les notables, ainsi que tous les grands groupes qui profitent du consumérisme ne sont pas absents de la France périphérique. En fait, ils la dominent et l’utilisent pour asseoir leur domination sociale. La bourgeoisie bohème a bon dos. Quant aux écologistes, ils ne sont pas coupables de tous les maux.

En réalité, le discours sur les malheurs des classes moyennes précarisées est loin d’être absent du débat public et permet de consolider la domination exercée par certains acteurs qui veulent éliminer les contrepouvoirs et éviter toute évaluation pluraliste de leurs acquis.

Dire que TF1 est marginale serait assez osé. Prétendre que les propos lapidaires de Christophe GUILLUY lui-même n’ont pas d’influence serait manifestement inexact. La France périphérique devient l’univers dominant, et notamment pour l’attribution des deniers publics dans les infrastructures. La France périphérique est majoritaire électoralement (p. 13). Cela ne peut qu’avoir un effet sur le Parlement. En faisant de cette France périphérique une victime, Christophe GUILLUY veut surtout éviter tout débat sur le bilan au plan du bien commun de ces populations pavillonnaires.

5/ Le refus de la rotation

Tout ceci aboutit, assez paradoxalement, à une stigmatisation des populations de la France dite périphérique, décrites comme dépendantes des fonds publics (p. 97), assoiffées de protection (p. 180) et incapables de mobilité (p. 104), d’où un appel au protectionnisme (p. 185), à l’hostilité aux débats écologiques (p. 178) et à l’égoïsme national assumé (p. 9) : « A l’opposé des élites, la majorité des habitants des pays développés ne se réjouit que modérément de l’émergence d’une classe moyenne indienne ou chinoise. Elle constate au contraire que si les classes supérieures des pays développés et la classe moyenne chinoise ou indienne bénéficient de la mondialisation, leurs propres conditions de vie et de travail subissent une dégradation progressive. »

Les membres de la France périphérique sont donc voués, selon Christophe GUILLUY, à la passivité et seraient incapables de s’impliquer dans des actions où ils prendraient une position dirigeante à tour de rôle.

L’auteur se focalise trop sur la détention individuelle du patrimoine. Or, c’est un cadre de lecture inadapté pour analyser ce qui se passe en périphérie ainsi que les atouts dont disposent les habitants des espaces pavillonnaires. Malgré l’éloignement, le cadre de vie en France périurbaine peut être meilleur et la capacité à l’ouverture sur le monde supérieure à celle des Parisiens du fait de cet ancrage local rassurant qui permet d’aborder l’autre avec moins d’anxiété (http://www.laviedesidees.fr/Le-periurbain-France-du-repli.html).

L’intérêt de l’ouvrage est, néanmoins, qu’il illustre l’air du temps, à savoir une dédiabolisation du Front National sur fond de diabolisation des métropoles, antres de la mondialisation, avec stigmatisation des copropriétés qui s’y trouvent (p. 136), car elles sont perçue comme un lieu de durcissement du communautarisme utile à cette nomadisation croissante. Par opposition, pour Christophe GUILLUY, le pavillon est perçu comme favorisant l’ancrage local et doit être protégé, puisqu’il est le refuge d’une majorité invisible censée porter l’essence de la Nation.

Le coût environnemental prodigieux de cette approche est ignoré par cet auteur qui, il est vrai, on le répète, n’est pas membre d’EELV…

Tout le problème est que ce discours devient dominant et que la fascination pour le pavillon se renforce. Le défi, pour la coopération en copropriété, est de montrer que cette résignation à l’habitat dispersé et à l’étalement périurbain n’est pas une fatalité. En outre, il convient de démontrer que l’action collective est possible partout et qu’elle permet de recréer du lien, y compris entre ceux qui échangent entre eux au plan économique mais qui sont divisés par des conflits d’intérêts.


jeudi 18 septembre 2014

La lutte des places de Michel LUSSAULT

Les géographes contribuent volontiers au renouvellement des cadres d’analyse sur la société. C’est heureux. Néanmoins, il convient de garder un esprit critique éveillé. Ces chercheurs emploient parfois des formules colorées mais souvent très simples voire trop ambitieuses. Pourtant, ils ne sont, après tout, que des autodidactes en sociologie.

Ainsi, le géographe Michel LUSSAULT, ancien président de l’Université de Tours, a montré en quoi la lutte des places avait succédé à la lutte des classes (Michel LUSSAULT, De la lutte des classes à la lutte des places, Bernard Grasset, Paris, 2009, 221 p.).




Au-delà du très bon mot et de la pertinence de l’intuition qu’il démontre, l’ouvrage était problématique.

221 pages, quand on prétend remplacer toute une pensée par une autre, c’est très peu. Le Capital de Marx est un peu plus volumineux… A défaut d’élaborer un traité complet, Michel LUSSAULT n’exprime pas non plus une vision claire du système social, alors même qu’il promet, dans son titre, de démontrer en quoi la lutte des classes est dépassée.

Ainsi, en page 127, il explique :

« Une place, telle que je la conçois, met en relation, pour chaque individu, sa position sociale dans la société, les normes en matière d’affectation et d’usage de l’espace en cours dans un groupe humain quelconque et les emplacements, que je nomme les endroits, que cet individu est susceptible d’occuper dans l’espace matériel en raison même de sa position sociale et des normes spatiales »

Pourtant, l’auteur n’effectue aucune analyse des avantages et privilèges sociaux liés au territoire. De fait, il ne dit pas un mot sur l’attribution des logements sociaux de qualité dans les centres urbains ou sur la situation des bénéficiaires de statuts protégés par rapport aux travailleurs précaires ou soumis à la concurrence effrénée.

Ensuite, en page 141, on peut lire :

« Pourquoi nommer ce régime pseudo-libéral ? D’abord parce qu’il se fonde sur la prégnance de l’individualité et donne de ce fait un rôle essentiel aux stratégies individuelles d’accès aux places. Ensuite et surtout parce qu’il se déploie de plus en plus en raison d’un principe général de concurrence affirmée. Dans la mesure où l’idéologique dominante actuelle de la mondialisation tend à affirmer que toutes les places sont bonnes à prendre, les rivalités individuelles s’expriment de plus en plus librement et, du coup, les chocs normatifs entre concurrents s’intensifient, ce que montrent nos exemples ».

Certes, le culte de l’immédiateté consumériste et l’arrivisme sont manifestement présents à notre époque. Toutefois, en quoi une société rigidifiée refusant toute remise en cause des acquis de certains serait-elle saine ? Derrière la critique de la concurrence peut se cacher une hostilité à ceux qui n’ont pas les bonnes places. Pour protéger les incompétents qui s’agrippent à leurs sinécures, quoi de mieux que l’abolition de toute concurrence ? Dans ce cas, toute place n’est plus bonne à prendre pour toute le monde, et en particulier pas celle des privilégiés.

Néanmoins, si le marché libre repose sur l’escroquerie et le dumping, Michel LUSSAULT a raison de critiquer cette concurrence faussée-là. S’il s’agit de protéger les détenteurs de bonnes places contre toute évaluation de leur légitimité, sa position est plus problématique. Ce sujet concerne tout aussi bien la copropriété où de nombreux acteurs ont un bilan contrasté, des places lucratives et une hostilité résolue à l’égard de l’irruption de concurrents.

Enfin, on peut lire, en page 219 :

« Ce que nous avons en commun, plus que toute autre chose, c’est, parce qu’il y a de la distance, la chose spatiale elle-même, c’est la nécessité imparable de déployer, en interaction avec les autres réalités sociales, nos spatialités et d’arranger ainsi nos espaces de vie, à la mesure des valeurs que nous y affections »

Et en page 221 :

« Ainsi dotés du bagage de la conception politique de l’espace, doublé de celui de l’éthique de la spatialité, pourrions-nous commencer à inventer les régulations nécessaires à ce que la lutte des places, de plus en plus féroce, ne détruise pas totalement la volonté toujours fragile de garantir le vivre-ensemble, du lieu au monde. »

Tout ceci est parti d’un bon sentiment, mais si l’on refuse toute discussion sur les privilèges positionnels indus, il ne faut pas s’étonner que le « vivre-ensemble » soit remis en cause. De la même manière que le patronat autoritaire du XIXe siècle a parfois pratiqué la haine de classe, suscitant ainsi des conflits sociaux violents, chacun doit veiller à ne pas céder à la haine de place. La copropriété à la française connaît cette attitude qui consiste, par souci de tranquillité, à éloigner ou museler ceux dont les intérêts légitimes ont été atteints. Une telle méthode ne conduit pas à la pacification mais à la relégation dans des marges toujours plus hostiles et nombreuses de ceux qui auraient pu constituer des alliés.