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mardi 29 décembre 2015

Pierre LEGENDRE et le dualisme rentiers/pionniers

Ce blog a déjà utilisé le concept de lutte des places évoqué par Michel LUSSAULT en 2009 (http://bit.ly/1x93MJU).

Bien avant cela, et même dès 1968, le spécialiste de l’histoire de l’administration Pierre LEGENDRE parlait de « course aux places » pour décrire la fonction publique française.

Ce professeur de droit né en 1930  a enseigné en droit public au sein de l’Université Paris I et est souvent apparu comme un excentrique incompréhensible à nombre de ses collègues.

Bon connaisseur de l’histoire, du latin et du droit canon, il insiste sur la dualité romano-canonique. Cette dimension capitale de notre passé est mieux comprise par les historiens comme Patrick BOUCHERON que par certains juristes...


Grand amateur du Japon (son traducteur étant NISHITANI Osamu), Pierre LEGENDRE a également refusé de se laisser enfermer dans le contexte occidental.





Si Pierre LEGENDRE est si important pour la réflexion relative à la coopération en copropriété, c’est parce qu’il a eu raison très tôt en matière d’action publique et qu’il ne se berce pas d’illusions.

Bien entendu, il ne faut pas le prendre pour un prophète dont les paroles seraient soudainement survenues. Ses observations s’inscrivent dans une tradition historique très riche qui a commencé dès le XVIIe siècle. Même s’il ne le présenterait sans doute pas de cette manière, Pierre LEGENDRE est un lointain héritier de John BELLERS qui formulait dès 1696 des observations assez proches, avec une référence implicite au pape Grégoire le Grand (vers 540 – 604) (http://bit.ly/1HK1JQY).

A ce titre, il faut citer le magnifique texte qu’a rédigé Pierre LEGENDRE, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Editions de Minuit, Paris, 1976, 275 p.

Mythe de l’administration efficace et culte du chef

Avec beaucoup de talent, Pierre LEGENDRE dénonce la phraséologie des bureaucrates qui oppriment la population en faisant croire à cette dernière qu’elle « participe » à la gestion de ses affaires :

« Si la psychanalyse peut avancer une chose, une seule chose, pour l’usage politique, c’est certainement ceci : nous avons prise sur notre aliénation. D’abord, en en parlant. Mais comment la parole pourrait-elle fonctionner, quand elle est serve d’une maîtrise jamais démentie ni même simplement repérée, de cette science des chefs fabuleuse ? D’ailleurs, qui parle, sinon les porteurs autorisés, les idoles savantes, de ce divin savoir répandu sur l’humanité ignorante ? En dernier lieu, dans les zones supérieures de la bureaucratie française, la nouvelle recette hiérarchique consiste à déclarer caduc tout pouvoir, au nom d’une théorie du sens puisée aux meilleures sources : le Pouvoir n’existe pas, puisque nous y sommes. La réforme centraliste consiste fondamentalement en ceci : changer les chefs méchants en chefs bons et généreux, opération qui ne suppose même plus la rotation des états-majors. Une telle doctrine fait marcher. Dans ces conditions, m’opposait un étudiant versé en ces sciences merveilleuses, vous niez la novation. Il voulait dire l’innovation, car novation il y a bel et bien, comme l’entendent les juristes pour expliquer la transfusion de la dette dans une autre obligation, mémorable doctrine de la reproduction empruntée à nos ancêtres les Romains. Autrement dit, la politique change de bocal ; se perpétue dès lors le système, l’intouchable organisation fondée par un discours. Ce n’est pas là parler, mais rabâcher. » (Jouir du pouvoir, p. 17).

Les prétentions à la réforme administrative consistent donc à croire que remplacer de « méchants » chefs par des « gentils » suffira…

Pierre LEGENDRE a bien raison d’ironiser.

Nationalisme, illusion et omniprésence des conflits d’intérêts

Le présent blog tire également la sonnette d’alarme quant aux conflits d’intérêts entre d’un côté la population précarisée (notamment en copropriété du fait de l’alourdissement des charges imposées par l’Etat) et, de l’autre côté, les rentiers qui composent l’administration, et cela malgré les propagandes hypocrites. Là encore, le propos de Pierre LEGENDRE est salutaire :

« Les cartes de la bureaucratie ne seront jamais sur la table, car les administrations sont aussi des lieux où tout le monde apprend à s’y mentir à l’aise » (Jouir du pouvoir, p. 18).

Pierre LEGENDRE a donc bien compris la dangerosité de la phraséologie nationaliste qui fait pendant au délire bureaucratique.

L’idée d’une unité artificielle de la nation pour dissimuler les conflits d’intérêts et les antagonismes sert à construire l’omnipotence de chefs nationalistes qui se veulent tout-puissants.

« Le délire de la vérité universelle est, en fait, l’articulation majeure du système signifiant de la garantie patriotique. Il n’est pas vrai que le peuple parlant français soit Un, il n’est pas vrai qu’il vive en paix. La vie sociale est un tissu de drames sans fin, d’oppositions sans remède sinon celui d’une guerre civile tantôt froide et tantôt chaude, de sacrifices humains en tous genres, en un mot de différences absolument tragiques entre ceux qui jouissent et ceux qui dans le texte ont aussi leur place, bien qu’ils jouissent à la manière inverse de celle des chefs. » (Jouir du pouvoir, p. 66).

Dès lors, les nationalistes sont toujours un peu des bouffons. « Le nationalisme, il n’y a qu’une façon d’en parler, pour forcer le discours et pour en faire passer la maudite formule, c’est d’en rire. » (Jouir du pouvoir, p. 85).

Le poids des sacrifices

L’Etat centralisateur est ainsi une mécanique oppressive, notamment dans sa dimension fiscale, puisqu’il sert une caste de privilégiés alliée à des courtisans menteurs.

« La méconnaissance du caractère persécutif de l’organisation centraliste est encore de nos jours un indice non négligeable du classicisme dans l’effort de repérage théorique, cet effort fût-il apparemment cassant avec les traditions de ce système ultra-conservateur. La persécution procède avant tout, en ses manifestations bureaucratiques, d’un amour insensé dirigé vers l’idéal de la Loi incarné par les chefs innocents. » (Jouir du pouvoir, p. 215).

Les délires technocratiques arrogants de la loi ALUR en 2014 étaient anticipés par Pierre LEGENDRE dès 1976.

Pierre LEGENDRE a donc compris parfaitement l’injustice des charges fiscales. Or, cette question domine le monde de la copropriété, puisque ce dernier constitue un système fiscal camouflé et injuste.

« Au fond, l’impôt moderne, quoi qu’en disent les propagandes, représente un perfectionnement de ce que les juristes latins du Moyen Âge appelaient exactio, formule vulgairement retranscrite en exaction » (Jouir du pouvoir, p. 230).

Pierre LEGENDRE a donc parfaitement compris la notion de fracture sacrificielle, car « un sacrifice, surtout d’argent, représente davantage que la chose ou les sommes sacrifiées » (Jouir du pouvoir, p. 230).

Participation, piège à pigeons

Dès lors, il fustige la logorrhée participative quand elle n’est qu’une tromperie inventée par des réseaux technocratiques pour abuser la population et lui imposer l’obéissance. Participation, innovation, réforme, ce sont là des « révolutions-pour-rire » et des « simulacres de destruction de l’Etat méchant et centralisateur » (Jouir du pouvoir, pp. 149-150).

La participation prônée par les technocrates est donc, le plus souvent, un piège à pigeons car ils ne veulent à aucun prix d’une irruption de la population dans l’évaluation des privilèges.

« Un monde dans lequel chacun penserait par soi-même, c’est-à-dire d’une façon critique en dehors des normes grossièrement assénées par les propagandes, serait tenu pour invivable et son coût financier deviendrait prohibitif, au regard de l’aménagement technocratique. C’est ce que pense à haute voix, non sans rappel d’expérience, dans les hauts-lieux de l’organisation, là où les quiproquos de la gestion participative, de la participation, etc., sont le plus clairement perçus. Le problème institutionnel de la participation est avant tout le problème des bornes à poser aux contre-discours ayant pour cible le pouvoir sous toutes ses formes, afin d’en détourner l’effrayante menace, menace que personne ne peut contrôler, à commencer par bien des adversaires de l’Etat centraliste, fascinés à leur tour par la rhétorique terrorisante où s’exprime communément le centralisme. » (Jouir du pouvoir, p. 73).

Derrière la malveillance bureaucratique à l’égard des citoyens autonomes se cache la volonté de multiplier les rentes de situation.

Les Français, tous fonctionnaires ?

Reprenant un vieux slogan publicitaire, Pierre LEGENDRE lance son fameux : « les Anglais tous actionnaires, les Allemands tous factionnaires, les Français tous fonctionnaires » (Pierre LEGENDRE, Trésor historique de l’Etat en France. L’Administration classique, Fayard, Paris, 1992, 638 p. et notamment p. 454 pour la citation).

Ce slogan fut utilisé par la Maison des Abeilles, une manufacture de vêtements de Fécamp, en sachant que Pierre LEGENDRE est originaire de Normandie…





A la même page 454 du Trésor historique de l’Etat en France, Pierre LEGENDRE explique qu’en 1839, il y avait 1 fonctionnaire pour 261 habitants et 1 pour 54 en 1914.

Aujourd’hui, il y en a 5,6 millions, soit un pour 12 habitants…

Dans le même temps, alors que l’on est passé de 35 millions à 66 millions d’habitants en France, le nombre de magistrats n’a pas varié, avec la surcharge de travail que cela implique… Quant aux militaires, ils sont toujours plus nombreux à être précarisés.

Ainsi, des rentes à vie, pour les fonctionnaires qui s’occupent de propagande à coup de deniers publics, il y en a. Pas besoin de faire des économies à ce niveau.

Par contre, pour les soldats et les magistrats, il n’y a pas de moyens pour créer des rentes supplémentaires, au nom des économies, paraît-il...

Dualisme et tentation de la fuite pionnière

Malgré tout, la tentation simpliste du rejet radical de la rente serait dangereuse.

Le dépassement des scléroses de l’Etat par une utopie simpliste, c’est le risque permanent auquel est exposé l’Europe.

Le culte du pionnier qui échappe aux impasses des privilèges pour créer ailleurs un monde nouveau pose aussi problème, mais ce n’est pas un hasard s’il hante l’Occident.

D’un côté, les Etats européens sont les héritiers de l’empereur byzantin Justinien qui, en 533, a compilé le droit romain et a eu la prétention de soumettre le monde méditerranéen à son administration (Pierre LEGENDRE Leçons IX L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Etude sur l’architecture dogmatique des sociétés, Fayard, 2009, 539 p., et notamment p. 33).

Byzance s’est épuisée dans ce projet, et notamment dans ses luttes pour reconquérir l’Italie, ce qui explique le succès de la conquête arabe quelques décennies plus tard.

De l’autre, l’Eglise catholique a, elle aussi, tenté d’établir un système de droit qui, lui, ne se souciait pas des frontières et aspirait à construire une société idéale. C’était le canon (kanôn , du grec ancien κανών, le roseau, le fléau de la balance), ensemble de règles sous contrôle pontifical (Leçons IX, p. 41).

Dès lors, une confrontation permanente se niche dans l’esprit des Occidentaux. D’un côté, la pesanteur d’un système de droit hérité du monde romain est omniprésente, que l’on s’en accoutume par bassesse ou que l’on en éprouve de la nostalgie. D’un autre côté, chacun est nostalgique d’un législateur suprême écrivant sous la dictée divine (Leçons IX, pp. 74-75).

Même pour nous, cette leçon est importante. L’idéal coopératif ressemble furieusement à un nouveau droit canon. L’action participative décrite par l’Alliance Coopérative Internationale (ACI) pourrait servir de nouvel idéal pour des pionniers soucieux de s’extraire des pesanteurs de la société.

Certes, confronter le droit de l’ACI à celui des Etats est intéressant.

Toutefois, glisser dans l’illusion que l’on peut échapper à ses propres tentations nationales en se réfugiant derrière les principes de l’ACI serait une grave erreur.

Croire que l’on peut fuir ses responsabilités collectives en fondant son monde nouveau tout seul dans son coin serait également une erreur.

Pierre LEGENDRE ne prône ni l’un, ni l’autre et nous met en garde contre l’illusion de vouloir faire du passé table rase. C’est tout l’intérêt de son œuvre.

jeudi 18 septembre 2014

La lutte des places de Michel LUSSAULT

Les géographes contribuent volontiers au renouvellement des cadres d’analyse sur la société. C’est heureux. Néanmoins, il convient de garder un esprit critique éveillé. Ces chercheurs emploient parfois des formules colorées mais souvent très simples voire trop ambitieuses. Pourtant, ils ne sont, après tout, que des autodidactes en sociologie.

Ainsi, le géographe Michel LUSSAULT, ancien président de l’Université de Tours, a montré en quoi la lutte des places avait succédé à la lutte des classes (Michel LUSSAULT, De la lutte des classes à la lutte des places, Bernard Grasset, Paris, 2009, 221 p.).




Au-delà du très bon mot et de la pertinence de l’intuition qu’il démontre, l’ouvrage était problématique.

221 pages, quand on prétend remplacer toute une pensée par une autre, c’est très peu. Le Capital de Marx est un peu plus volumineux… A défaut d’élaborer un traité complet, Michel LUSSAULT n’exprime pas non plus une vision claire du système social, alors même qu’il promet, dans son titre, de démontrer en quoi la lutte des classes est dépassée.

Ainsi, en page 127, il explique :

« Une place, telle que je la conçois, met en relation, pour chaque individu, sa position sociale dans la société, les normes en matière d’affectation et d’usage de l’espace en cours dans un groupe humain quelconque et les emplacements, que je nomme les endroits, que cet individu est susceptible d’occuper dans l’espace matériel en raison même de sa position sociale et des normes spatiales »

Pourtant, l’auteur n’effectue aucune analyse des avantages et privilèges sociaux liés au territoire. De fait, il ne dit pas un mot sur l’attribution des logements sociaux de qualité dans les centres urbains ou sur la situation des bénéficiaires de statuts protégés par rapport aux travailleurs précaires ou soumis à la concurrence effrénée.

Ensuite, en page 141, on peut lire :

« Pourquoi nommer ce régime pseudo-libéral ? D’abord parce qu’il se fonde sur la prégnance de l’individualité et donne de ce fait un rôle essentiel aux stratégies individuelles d’accès aux places. Ensuite et surtout parce qu’il se déploie de plus en plus en raison d’un principe général de concurrence affirmée. Dans la mesure où l’idéologique dominante actuelle de la mondialisation tend à affirmer que toutes les places sont bonnes à prendre, les rivalités individuelles s’expriment de plus en plus librement et, du coup, les chocs normatifs entre concurrents s’intensifient, ce que montrent nos exemples ».

Certes, le culte de l’immédiateté consumériste et l’arrivisme sont manifestement présents à notre époque. Toutefois, en quoi une société rigidifiée refusant toute remise en cause des acquis de certains serait-elle saine ? Derrière la critique de la concurrence peut se cacher une hostilité à ceux qui n’ont pas les bonnes places. Pour protéger les incompétents qui s’agrippent à leurs sinécures, quoi de mieux que l’abolition de toute concurrence ? Dans ce cas, toute place n’est plus bonne à prendre pour toute le monde, et en particulier pas celle des privilégiés.

Néanmoins, si le marché libre repose sur l’escroquerie et le dumping, Michel LUSSAULT a raison de critiquer cette concurrence faussée-là. S’il s’agit de protéger les détenteurs de bonnes places contre toute évaluation de leur légitimité, sa position est plus problématique. Ce sujet concerne tout aussi bien la copropriété où de nombreux acteurs ont un bilan contrasté, des places lucratives et une hostilité résolue à l’égard de l’irruption de concurrents.

Enfin, on peut lire, en page 219 :

« Ce que nous avons en commun, plus que toute autre chose, c’est, parce qu’il y a de la distance, la chose spatiale elle-même, c’est la nécessité imparable de déployer, en interaction avec les autres réalités sociales, nos spatialités et d’arranger ainsi nos espaces de vie, à la mesure des valeurs que nous y affections »

Et en page 221 :

« Ainsi dotés du bagage de la conception politique de l’espace, doublé de celui de l’éthique de la spatialité, pourrions-nous commencer à inventer les régulations nécessaires à ce que la lutte des places, de plus en plus féroce, ne détruise pas totalement la volonté toujours fragile de garantir le vivre-ensemble, du lieu au monde. »

Tout ceci est parti d’un bon sentiment, mais si l’on refuse toute discussion sur les privilèges positionnels indus, il ne faut pas s’étonner que le « vivre-ensemble » soit remis en cause. De la même manière que le patronat autoritaire du XIXe siècle a parfois pratiqué la haine de classe, suscitant ainsi des conflits sociaux violents, chacun doit veiller à ne pas céder à la haine de place. La copropriété à la française connaît cette attitude qui consiste, par souci de tranquillité, à éloigner ou museler ceux dont les intérêts légitimes ont été atteints. Une telle méthode ne conduit pas à la pacification mais à la relégation dans des marges toujours plus hostiles et nombreuses de ceux qui auraient pu constituer des alliés.