Le journal Libération a consacré sa Une ainsi qu’un
dossier de 5 pages à Christophe GUILLUY le 17 septembre 2014 pour la sortie de
son nouveau livre, La France
périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion).
Cet auteur, qui se
réclame de la gauche mais se présente comme un « lonesome cowboy », dit, selon Libération, avoir été longtemps partisan d’Arlette LAGUILLER. Seuls
les imbéciles ne changent pas d’avis. Et visiblement, Christophe GUILLUY n’est
pas un imbécile.
L'idée principale de cet
auteur a été posée par son célèbre livre Fractures françaises (Champs Essais,
Flammarion, 2013, édition originale 2010, Paris, 186 p.).
Le présent blog a pu
être ressenti par certains comme reprenant les thèses de Christophe GUILLUY. En
ces temps où ce dernier occupe à nouveau les premières pages des journaux, il
est nécessaire d’apporter certaines précisions en rendant compte de cet ouvrage.
Les points communs
entre les idées véhiculées ici et celles de Christophe GUILLUY sont au nombre
de trois :
1/ L’idée que
certaines catégories de la population sont éloignées pour éviter qu’elles
n’expriment leur mécontentement là où des protestations pourraient gêner. Pour
camoufler ces conflits d’intérêts et autres violences sociales, il est pratiqué
un faux consensus (Fractures françaises, p. 9)
2/ Le rejet de l’hypocrisie moraliste. Beaucoup
souhaitent imposer aux autres des règles qu’ils ne respectent pas eux-mêmes.
Ainsi, divers acteurs veulent se donner bonne conscience et nuire à ceux qui
pourraient leur faire concurrence (Fractures
françaises, pp. 102 et 142 à 148)
3/ On peut constater
que des populations marginalisées parviennent à faire émerger une alternative
aux difficultés du moment en construisant une contre-culture qui s’écrit en dehors de la classe politique (Fractures françaises, pp. 180-181) basée
sur un plus fort ancrage territorial (Fractures
françaises, pp. 153-154)
Christophe GUILLUY a
un sens de la formule évident et s’exprime de manière claire. Le constat, par
exemple, du fait que les mouvements sociaux les plus importants impliquent des personnes protégées des effets de la mondialisation et liées aux autorités
publiques est pertinent (Fractures
françaises, p. 88).
Toutefois, il aime
s’en prendre à des groupes en bloc sans toujours beaucoup de nuances, d’où des
diatribes contre les bobos que, manifestement, il n’apprécie pas (Fractures françaises, p. 145 sur
Boboland, et p. 95 sur le ‘‘bobo explorateur’’ opérant une violente conquête
patrimoniale des quartiers métropolitains antérieurement populaires). La
dénonciation légitime des violences sociales et des vraies précarités tourne
parfois au misérabilisme (notamment à propos des salariés du privé menacés par
les délocalisations, voir Fractures
françaises, pp. 81 et 114 à 115).
L’ouvrage, au fond,
s’inscrit dans un refus de l’action collective équilibrée et fondée sur un
respect des participants auxquels il convient de donner des garanties objectives.
C’est surtout en cela que Christophe GUILLUY s’oppose au LGOC.
Les principes énoncés
sur ce blog pour une coopération authentique (vérification, intermédiation, réciprocité, regard croisé, rotation)
sont donc refusés par cet auteur, ce qui n’est pas sans conséquence sur le
climat délétère qui règne dans le débat public français. Christophe GUILLUY
enferme les populations dont il se dit proche dans le désespoir et l’impuissance.
1/ Refus de la vérification
Christophe GUILLUY
nage constamment dans la généralisation
abusive, avec des formules qui frôlent le ridicule tellement elles sont
excessives, le tout sans jamais citer ses références. Si ses lecteurs l’imitent
dans un tel sectarisme, ils ne devront pas s’étonner de ne pouvoir s’associer
aux autres.
Ainsi, l’auteur
accable les sociologues et leur attention excessive quant aux banlieues sans
citer aucune source (p. 21).
De la même manière,
il fustige les opérations fortes menées par la police dans les quartiers
difficiles en prétendant qu’elles « ne servent
strictement à rien »
d’après « tous les criminologues », sans
citation, là encore (p. 28). Espérons qu’il a lu « tous »
les criminologues…
On peut aussi noter
l’affirmation péremptoire selon laquelle en 2007 le vote Ségolène ROYAL était
celui des quartiers aux populations d’origine étrangère alors que le vote Nicolas
SARKOZY aurait été antimondialiste et anti-immigré (p. 174). En effet, il doit
y avoir beaucoup d’étrangers à Melle en Poitou et beaucoup d’antimondialistes à
Neuilly… Une fois encore, aucune référence n’est donnée.
Enfin, Christophe
GUILLUY cite PUTNAM de manière naïve et manichéenne en prétendant que cet
auteur démontre combien les personnes qui vivent dans des quartiers composites
au plan ethnique ont tendance à se retirer de la vie sociale par défiance à
l’égard des autres (pp. 128-129). Le bulletin du LGOC n° 20 (26 novembre 2012,
p. 3 pour la bibliographie) a montré qu’il ne convient pas d’avoir une vision
aussi simpliste de la théorie de la constriction, car des identités communes
peuvent toujours être construites et la diversité des origines sur un espace
n’implique pas forcément une juxtaposition angoissante de populations vivant
dans la méfiance.
2/ Le refus de l’intermédiation
En fait, cette
absence de rigueur méthodologique est assumée. Christophe GUILLUY verse
volontairement dans la provocation
pour donner plus de retentissement à ses thèses, quitte à fustiger des
personnes dont lui et ses lecteurs profitent. Quand on vit dans une même
société que les autres et que l’on consomme ce qu’ils produisent, il faut
savoir les respecter, quitte à leur permettre de s’organiser pour échanger avec
eux sur les désaccords légitimes qui peuvent survenir.
A l’inverse, la
captation violente exercée sur des individus sur fond de diabolisation du
groupe d’appartenance auquel ils sont assignés représente une violence
illégitime, d’où l’importance des intermédiaires pour protéger les individus
dans une société de récrimination consumériste. Christophe GUILLUY ne voit pas
les choses sous cet angle, et expose tout particulièrement les « minorités visibles »
à la violence captatrice en les stigmatisant.
En effet, il oppose
une France périphérique peuplée par une majorité invisible (pp. 107 à 125) à
une France métropolitaine favorable à la mondialisation et reposant sur
l’alliance entre la bourgeoisie bohème et les populations d’origine étrangère
(pp. 98-99). Cette France métropolitaine rejette violemment les catégories
populaires issues de la majorité invisible (p. 95). La coalition entre bohèmes
et étrangers est censée prospérer grâce à la montée d’une insécurité physique,
économique et culturelle infligée à la majorité invisible.
Christophe GUILLUY va
plus loin, en se faisant l’apôtre d’une idéologie bien particulière, avec des
formules accablantes (« Comment je suis devenu
Blanc »,
p. 65) sur fond de déploration douteuse quant à une immigration qui ne serait
plus maîtrisée (sans aucune étude sérieuse pour le démontrer si ce n’est des
citations de Michèle TRIBALAT, dont on espère qu’elle est heureuse de cette
récupération…) (p. 61).
L’angoisse concernant
la substitution de la population (p. 68) et la peur de voir la France
ressembler à la Réunion du fait de la montée de l’immigration venue d’Afrique (p.
59) s’ajoutent au lien péremptoire effectué entre délinquance et immigration
(p. 49) sur fond de dénonciation d’une insécurité généralisée (p. 52) et des
violences anti-Blancs (p. 166). Selon Christophe GUILLUY, les populations
d’origine étrangère sont censées avoir bénéficié amplement des politiques
urbaines (p. 87) qui servent à donner bonne conscience aux élites qui ne se
penchent pas sur les malheurs des Blancs précarisés (p. 88). D’ailleurs, les
couches supérieures maintiennent leur domination grâce aux couches populaires
immigrées (p. 102) et à la pression à la baisse sur les salaires que ces
populations d’origine étrangère permettent.
Bien évidemment, le
Front National n’est pas du tout un parti fasciste (p. 173) pour cet auteur qui
se garde bien de citer l’abondante littérature concernant ce mouvement
politique.
Tout à son attitude
iconoclaste, Christophe GUILLUY est fier d’avoir influencé Nicolas SARKOZY en
2012 et d’avoir été reçu par ce dernier. Suite aux commentaires que cette
rencontre a suscitée, cet auteur réplique : « Ce jour-là, vu les
réactions, j’aurais mieux fait de rencontrer Hitler » (Libération, 17 septembre 2014, p. 3,
Cécile DAUMAS, « Guilluy, le Onfray de la géographie »). Cela se
passe de commentaire…
Ainsi, il y a dans
cet ouvrage un goût de l’affrontement verbal à l’encontre de catégories de
personnes sans offrir à ces dernières la possibilité de débattre avec leurs
opposants de manière civilisée grâce à des intermédiaires.
3/ Le refus de la réciprocité
Christophe GUILLUY
verse également, et assez logiquement, dans la victimisation des malheureuses classes populaires de la majorité
invisible (« lire ‘‘Blancs’’ » p. 148) chassées à la périphérie des
centres urbains.
Le tableau tourne
souvent aux sanglots du petit Blanc qui vit dans un habitat pavillonnaire
méprisé par l’élite (pp. 123-124), est éloigné des zones économiques dynamiques
(p. 109) et subit une forme d’assignation à résidence par la dévalorisation
relative de son bien (p. 125). L’éloignement des territoires qui comptent (p.
98) induit une marginalisation au plan culturel (p. 105).
Tout ceci est lié à
l’existence d’une coalition de méchants qui, de manière feutrée, imposent ces
malheurs (p. 95) : « L’euphémisation de ce processus est emblématique d’une époque
‘‘libérale-libertaire’’ où le prédateur prend le plus souvent le visage de la
tolérance et de l’empathie »
Les écologistes sont
les symboles de cette évolution, comme le montre leur victoire de 2009 : « Les
classes populaires et la question sociale étaient, et sont toujours, passées à
la trappe. Ce spectacle indécent à un moment où le nombre de chômeurs explose
préfigure peut-être l’avenir du champ politique : un combat en coton entre
les tenants de la mondialisation libérale de gauche et les tenants de la
mondialisation libérale de droite. Cette alliance objective entre libertarisme
et libéralisme est aussi l’affaire d’une génération, celle des baby-boomers,
une génération perdue dans le matérialisme et la confusion idéologique mais qui
assume cette mondialisation »
L’ennemi est clairement
identifié : ce sont les baby-boomers qui font du mal aux pauvres petits
marginalisés de la France périphérique, pauvres au sens strict puisqu’il y a
plus de misère dans le Cantal, en Corse ou dans l’Aude qu’en Seine-Saint-Denis
(p. 117).
En bref, « du
cœur de la ville industrielle aux périphéries périurbaines et rurales des
métropoles mondialisées, les couches populaires apparaissent comme les grandes
perdantes de la lutte des places »
(p. 13). On notera, au passage, que Michel LUSSAULT,
inventeur du concept de ‘‘lutte des places’’, et pourtant géographe comme
Christophe GUILLUY, n’est pas cité.
Ce tableau pose
problème puisqu’il définit des perdants un peu vite sans avoir évalué ce que
chacun gagne ou perd dans l’équation sociale en fonction des efforts fournis.
Sur qui pèse l’effort
d’adaptation à la modernité ? Qui en profite ? La France périphérique
ne profite-t-elle pas aussi de la modernité ? Y contribue-t-elle autant qu’elle
en profite ? Telles sont les questions que Christophe GUILLUY ne se pose
pas, par peur de devoir y répondre…
4/ Le refus du regard croisé
Pour évaluer qui
gagne quoi dans un échange civilisé, il est donc nécessaire d’opérer des
vérifications et de disposer d’intermédiaires permettant de ne pas agresser
ceux qui ont des intérêts différents. L’évaluation doit surtout être pluraliste,
ce qui impose la prise en compte de la diversité des intérêts et non sa
dissimulation.
A ce sujet, Christophe
GUILLUY fait diversion. Les grands
intérêts financiers, les notables, ainsi que tous les grands groupes qui
profitent du consumérisme ne sont pas absents de la France périphérique. En
fait, ils la dominent et l’utilisent pour asseoir leur domination sociale. La
bourgeoisie bohème a bon dos. Quant aux écologistes, ils ne sont pas coupables
de tous les maux.
En réalité, le
discours sur les malheurs des classes moyennes précarisées est loin d’être
absent du débat public et permet de consolider la domination exercée par
certains acteurs qui veulent éliminer les contrepouvoirs et éviter toute
évaluation pluraliste de leurs acquis.
Dire que TF1 est
marginale serait assez osé. Prétendre que les propos lapidaires de Christophe
GUILLUY lui-même n’ont pas d’influence serait manifestement inexact. La France
périphérique devient l’univers dominant, et notamment pour l’attribution des
deniers publics dans les infrastructures. La France périphérique est
majoritaire électoralement (p. 13). Cela ne peut qu’avoir un effet sur le
Parlement. En faisant de cette France périphérique une victime, Christophe
GUILLUY veut surtout éviter tout débat sur le bilan au plan du bien commun de
ces populations pavillonnaires.
5/ Le refus de la rotation
Tout ceci aboutit,
assez paradoxalement, à une stigmatisation
des populations de la France dite périphérique, décrites comme dépendantes des
fonds publics (p. 97), assoiffées de protection (p. 180) et incapables de
mobilité (p. 104), d’où un appel au protectionnisme (p. 185), à l’hostilité aux
débats écologiques (p. 178) et à l’égoïsme national assumé (p. 9) : « A
l’opposé des élites, la majorité des habitants des pays développés ne se
réjouit que modérément de l’émergence d’une classe moyenne indienne ou
chinoise. Elle constate au contraire que si les classes supérieures des pays
développés et la classe moyenne chinoise ou indienne bénéficient de la
mondialisation, leurs propres conditions de vie et de travail subissent une
dégradation progressive. »
Les membres de la France
périphérique sont donc voués, selon Christophe GUILLUY, à la passivité et
seraient incapables de s’impliquer dans des actions où ils prendraient une
position dirigeante à tour de rôle.
L’auteur se focalise
trop sur la détention individuelle du patrimoine. Or, c’est un cadre de lecture
inadapté pour analyser ce qui se passe en périphérie ainsi que les atouts dont
disposent les habitants des espaces pavillonnaires. Malgré l’éloignement, le
cadre de vie en France périurbaine peut être meilleur et la capacité à
l’ouverture sur le monde supérieure à celle des Parisiens du fait de cet
ancrage local rassurant qui permet d’aborder l’autre avec moins d’anxiété (http://www.laviedesidees.fr/Le-periurbain-France-du-repli.html).
L’intérêt de
l’ouvrage est, néanmoins, qu’il illustre l’air du temps, à savoir une
dédiabolisation du Front National sur fond de diabolisation des métropoles,
antres de la mondialisation, avec stigmatisation des copropriétés qui s’y
trouvent (p. 136), car elles sont perçue comme un lieu de durcissement du
communautarisme utile à cette nomadisation croissante. Par opposition, pour
Christophe GUILLUY, le pavillon est perçu comme favorisant l’ancrage local et
doit être protégé, puisqu’il est le refuge d’une majorité invisible censée
porter l’essence de la Nation.
Le coût
environnemental prodigieux de cette approche est ignoré par cet auteur qui, il
est vrai, on le répète, n’est pas membre d’EELV…
Tout le problème est
que ce discours devient dominant et que la fascination pour le pavillon se
renforce. Le défi, pour la coopération en copropriété, est de montrer que cette
résignation à l’habitat dispersé et à l’étalement périurbain n’est pas une
fatalité. En outre, il convient de
démontrer que l’action collective est possible partout et qu’elle permet de
recréer du lien, y compris entre ceux qui échangent entre eux au plan
économique mais qui sont divisés par des conflits d’intérêts.