vendredi 19 septembre 2014

Fractures françaises de Christophe GUILLUY

Le journal Libération a consacré sa Une ainsi qu’un dossier de 5 pages à Christophe GUILLUY le 17 septembre 2014 pour la sortie de son nouveau livre, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion).

Cet auteur, qui se réclame de la gauche mais se présente comme un « lonesome cowboy », dit, selon Libération, avoir été longtemps partisan d’Arlette LAGUILLER. Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis. Et visiblement, Christophe GUILLUY n’est pas un imbécile.

L'idée principale de cet auteur a été posée par son célèbre livre Fractures françaises (Champs Essais, Flammarion, 2013, édition originale 2010, Paris, 186 p.). 




Le présent blog a pu être ressenti par certains comme reprenant les thèses de Christophe GUILLUY. En ces temps où ce dernier occupe à nouveau les premières pages des journaux, il est nécessaire d’apporter certaines précisions en rendant compte de cet ouvrage.

Les points communs entre les idées véhiculées ici et celles de Christophe GUILLUY sont au nombre de trois :

1/ L’idée que certaines catégories de la population sont éloignées pour éviter qu’elles n’expriment leur mécontentement là où des protestations pourraient gêner. Pour camoufler ces conflits d’intérêts et autres violences sociales, il est pratiqué un faux consensus (Fractures françaises, p. 9)

2/ Le rejet de l’hypocrisie moraliste. Beaucoup souhaitent imposer aux autres des règles qu’ils ne respectent pas eux-mêmes. Ainsi, divers acteurs veulent se donner bonne conscience et nuire à ceux qui pourraient leur faire concurrence (Fractures françaises, pp. 102 et 142 à 148)

3/ On peut constater que des populations marginalisées parviennent à faire émerger une alternative aux difficultés du moment en construisant une contre-culture qui s’écrit en dehors de la classe politique (Fractures françaises, pp. 180-181) basée sur un plus fort ancrage territorial (Fractures françaises, pp. 153-154)

Christophe GUILLUY a un sens de la formule évident et s’exprime de manière claire. Le constat, par exemple, du fait que les mouvements sociaux les plus importants impliquent des personnes protégées des effets de la mondialisation et liées aux autorités publiques est pertinent (Fractures françaises, p. 88).

Toutefois, il aime s’en prendre à des groupes en bloc sans toujours beaucoup de nuances, d’où des diatribes contre les bobos que, manifestement, il n’apprécie pas (Fractures françaises, p. 145 sur Boboland, et p. 95 sur le ‘‘bobo explorateur’’ opérant une violente conquête patrimoniale des quartiers métropolitains antérieurement populaires). La dénonciation légitime des violences sociales et des vraies précarités tourne parfois au misérabilisme (notamment à propos des salariés du privé menacés par les délocalisations, voir Fractures françaises, pp. 81 et 114 à 115).

L’ouvrage, au fond, s’inscrit dans un refus de l’action collective équilibrée et fondée sur un respect des participants auxquels il convient de donner des garanties objectives. C’est surtout en cela que Christophe GUILLUY s’oppose au LGOC.

Les principes énoncés sur ce blog pour une coopération authentique (vérification, intermédiation, réciprocité, regard croisé, rotation) sont donc refusés par cet auteur, ce qui n’est pas sans conséquence sur le climat délétère qui règne dans le débat public français. Christophe GUILLUY enferme les populations dont il se dit proche dans le désespoir et l’impuissance.

1/ Refus de la vérification

Christophe GUILLUY nage constamment dans la généralisation abusive, avec des formules qui frôlent le ridicule tellement elles sont excessives, le tout sans jamais citer ses références. Si ses lecteurs l’imitent dans un tel sectarisme, ils ne devront pas s’étonner de ne pouvoir s’associer aux autres.

Ainsi, l’auteur accable les sociologues et leur attention excessive quant aux banlieues sans citer aucune source (p. 21).

De la même manière, il fustige les opérations fortes menées par la police dans les quartiers difficiles en prétendant qu’elles « ne servent strictement à rien » d’après « tous les criminologues », sans citation, là encore (p. 28). Espérons qu’il a lu « tous » les criminologues…

On peut aussi noter l’affirmation péremptoire selon laquelle en 2007 le vote Ségolène ROYAL était celui des quartiers aux populations d’origine étrangère alors que le vote Nicolas SARKOZY aurait été antimondialiste et anti-immigré (p. 174). En effet, il doit y avoir beaucoup d’étrangers à Melle en Poitou et beaucoup d’antimondialistes à Neuilly… Une fois encore, aucune référence n’est donnée.

Enfin, Christophe GUILLUY cite PUTNAM de manière naïve et manichéenne en prétendant que cet auteur démontre combien les personnes qui vivent dans des quartiers composites au plan ethnique ont tendance à se retirer de la vie sociale par défiance à l’égard des autres (pp. 128-129). Le bulletin du LGOC n° 20 (26 novembre 2012, p. 3 pour la bibliographie) a montré qu’il ne convient pas d’avoir une vision aussi simpliste de la théorie de la constriction, car des identités communes peuvent toujours être construites et la diversité des origines sur un espace n’implique pas forcément une juxtaposition angoissante de populations vivant dans la méfiance.

2/ Le refus de l’intermédiation

En fait, cette absence de rigueur méthodologique est assumée. Christophe GUILLUY verse volontairement dans la provocation pour donner plus de retentissement à ses thèses, quitte à fustiger des personnes dont lui et ses lecteurs profitent. Quand on vit dans une même société que les autres et que l’on consomme ce qu’ils produisent, il faut savoir les respecter, quitte à leur permettre de s’organiser pour échanger avec eux sur les désaccords légitimes qui peuvent survenir.

A l’inverse, la captation violente exercée sur des individus sur fond de diabolisation du groupe d’appartenance auquel ils sont assignés représente une violence illégitime, d’où l’importance des intermédiaires pour protéger les individus dans une société de récrimination consumériste. Christophe GUILLUY ne voit pas les choses sous cet angle, et expose tout particulièrement les « minorités visibles » à la violence captatrice en les stigmatisant.

En effet, il oppose une France périphérique peuplée par une majorité invisible (pp. 107 à 125) à une France métropolitaine favorable à la mondialisation et reposant sur l’alliance entre la bourgeoisie bohème et les populations d’origine étrangère (pp. 98-99). Cette France métropolitaine rejette violemment les catégories populaires issues de la majorité invisible (p. 95). La coalition entre bohèmes et étrangers est censée prospérer grâce à la montée d’une insécurité physique, économique et culturelle infligée à la majorité invisible.

Christophe GUILLUY va plus loin, en se faisant l’apôtre d’une idéologie bien particulière, avec des formules accablantes (« Comment je suis devenu Blanc », p. 65) sur fond de déploration douteuse quant à une immigration qui ne serait plus maîtrisée (sans aucune étude sérieuse pour le démontrer si ce n’est des citations de Michèle TRIBALAT, dont on espère qu’elle est heureuse de cette récupération…) (p. 61).

L’angoisse concernant la substitution de la population (p. 68) et la peur de voir la France ressembler à la Réunion du fait de la montée de l’immigration venue d’Afrique (p. 59) s’ajoutent au lien péremptoire effectué entre délinquance et immigration (p. 49) sur fond de dénonciation d’une insécurité généralisée (p. 52) et des violences anti-Blancs (p. 166). Selon Christophe GUILLUY, les populations d’origine étrangère sont censées avoir bénéficié amplement des politiques urbaines (p. 87) qui servent à donner bonne conscience aux élites qui ne se penchent pas sur les malheurs des Blancs précarisés (p. 88). D’ailleurs, les couches supérieures maintiennent leur domination grâce aux couches populaires immigrées (p. 102) et à la pression à la baisse sur les salaires que ces populations d’origine étrangère permettent.

Bien évidemment, le Front National n’est pas du tout un parti fasciste (p. 173) pour cet auteur qui se garde bien de citer l’abondante littérature concernant ce mouvement politique.

Tout à son attitude iconoclaste, Christophe GUILLUY est fier d’avoir influencé Nicolas SARKOZY en 2012 et d’avoir été reçu par ce dernier. Suite aux commentaires que cette rencontre a suscitée, cet auteur réplique : « Ce jour-là, vu les réactions, j’aurais mieux fait de rencontrer Hitler » (Libération, 17 septembre 2014, p. 3, Cécile DAUMAS, « Guilluy, le Onfray de la géographie »). Cela se passe de commentaire…

Ainsi, il y a dans cet ouvrage un goût de l’affrontement verbal à l’encontre de catégories de personnes sans offrir à ces dernières la possibilité de débattre avec leurs opposants de manière civilisée grâce à des intermédiaires.

3/ Le refus de la réciprocité

Christophe GUILLUY verse également, et assez logiquement, dans la victimisation des malheureuses classes populaires de la majorité invisible (« lire ‘‘Blancs’’ » p. 148) chassées à la périphérie des centres urbains.

Le tableau tourne souvent aux sanglots du petit Blanc qui vit dans un habitat pavillonnaire méprisé par l’élite (pp. 123-124), est éloigné des zones économiques dynamiques (p. 109) et subit une forme d’assignation à résidence par la dévalorisation relative de son bien (p. 125). L’éloignement des territoires qui comptent (p. 98) induit une marginalisation au plan culturel (p. 105).

Tout ceci est lié à l’existence d’une coalition de méchants qui, de manière feutrée, imposent ces malheurs (p. 95) : « L’euphémisation de ce processus est emblématique d’une époque ‘‘libérale-libertaire’’ où le prédateur prend le plus souvent le visage de la tolérance et de l’empathie »

Les écologistes sont les symboles de cette évolution, comme le montre leur victoire de 2009 : « Les classes populaires et la question sociale étaient, et sont toujours, passées à la trappe. Ce spectacle indécent à un moment où le nombre de chômeurs explose préfigure peut-être l’avenir du champ politique : un combat en coton entre les tenants de la mondialisation libérale de gauche et les tenants de la mondialisation libérale de droite. Cette alliance objective entre libertarisme et libéralisme est aussi l’affaire d’une génération, celle des baby-boomers, une génération perdue dans le matérialisme et la confusion idéologique mais qui assume cette mondialisation »

L’ennemi est clairement identifié : ce sont les baby-boomers qui font du mal aux pauvres petits marginalisés de la France périphérique, pauvres au sens strict puisqu’il y a plus de misère dans le Cantal, en Corse ou dans l’Aude qu’en Seine-Saint-Denis (p. 117).

En bref, « du cœur de la ville industrielle aux périphéries périurbaines et rurales des métropoles mondialisées, les couches populaires apparaissent comme les grandes perdantes de la lutte des places » (p. 13). On notera, au passage, que Michel LUSSAULT, inventeur du concept de ‘‘lutte des places’’, et pourtant géographe comme Christophe GUILLUY, n’est pas cité.

Ce tableau pose problème puisqu’il définit des perdants un peu vite sans avoir évalué ce que chacun gagne ou perd dans l’équation sociale en fonction des efforts fournis.

Sur qui pèse l’effort d’adaptation à la modernité ? Qui en profite ? La France périphérique ne profite-t-elle pas aussi de la modernité ? Y contribue-t-elle autant qu’elle en profite ? Telles sont les questions que Christophe GUILLUY ne se pose pas, par peur de devoir y répondre…

4/ Le refus du regard croisé

Pour évaluer qui gagne quoi dans un échange civilisé, il est donc nécessaire d’opérer des vérifications et de disposer d’intermédiaires permettant de ne pas agresser ceux qui ont des intérêts différents. L’évaluation doit surtout être pluraliste, ce qui impose la prise en compte de la diversité des intérêts et non sa dissimulation.

A ce sujet, Christophe GUILLUY fait diversion. Les grands intérêts financiers, les notables, ainsi que tous les grands groupes qui profitent du consumérisme ne sont pas absents de la France périphérique. En fait, ils la dominent et l’utilisent pour asseoir leur domination sociale. La bourgeoisie bohème a bon dos. Quant aux écologistes, ils ne sont pas coupables de tous les maux.

En réalité, le discours sur les malheurs des classes moyennes précarisées est loin d’être absent du débat public et permet de consolider la domination exercée par certains acteurs qui veulent éliminer les contrepouvoirs et éviter toute évaluation pluraliste de leurs acquis.

Dire que TF1 est marginale serait assez osé. Prétendre que les propos lapidaires de Christophe GUILLUY lui-même n’ont pas d’influence serait manifestement inexact. La France périphérique devient l’univers dominant, et notamment pour l’attribution des deniers publics dans les infrastructures. La France périphérique est majoritaire électoralement (p. 13). Cela ne peut qu’avoir un effet sur le Parlement. En faisant de cette France périphérique une victime, Christophe GUILLUY veut surtout éviter tout débat sur le bilan au plan du bien commun de ces populations pavillonnaires.

5/ Le refus de la rotation

Tout ceci aboutit, assez paradoxalement, à une stigmatisation des populations de la France dite périphérique, décrites comme dépendantes des fonds publics (p. 97), assoiffées de protection (p. 180) et incapables de mobilité (p. 104), d’où un appel au protectionnisme (p. 185), à l’hostilité aux débats écologiques (p. 178) et à l’égoïsme national assumé (p. 9) : « A l’opposé des élites, la majorité des habitants des pays développés ne se réjouit que modérément de l’émergence d’une classe moyenne indienne ou chinoise. Elle constate au contraire que si les classes supérieures des pays développés et la classe moyenne chinoise ou indienne bénéficient de la mondialisation, leurs propres conditions de vie et de travail subissent une dégradation progressive. »

Les membres de la France périphérique sont donc voués, selon Christophe GUILLUY, à la passivité et seraient incapables de s’impliquer dans des actions où ils prendraient une position dirigeante à tour de rôle.

L’auteur se focalise trop sur la détention individuelle du patrimoine. Or, c’est un cadre de lecture inadapté pour analyser ce qui se passe en périphérie ainsi que les atouts dont disposent les habitants des espaces pavillonnaires. Malgré l’éloignement, le cadre de vie en France périurbaine peut être meilleur et la capacité à l’ouverture sur le monde supérieure à celle des Parisiens du fait de cet ancrage local rassurant qui permet d’aborder l’autre avec moins d’anxiété (http://www.laviedesidees.fr/Le-periurbain-France-du-repli.html).

L’intérêt de l’ouvrage est, néanmoins, qu’il illustre l’air du temps, à savoir une dédiabolisation du Front National sur fond de diabolisation des métropoles, antres de la mondialisation, avec stigmatisation des copropriétés qui s’y trouvent (p. 136), car elles sont perçue comme un lieu de durcissement du communautarisme utile à cette nomadisation croissante. Par opposition, pour Christophe GUILLUY, le pavillon est perçu comme favorisant l’ancrage local et doit être protégé, puisqu’il est le refuge d’une majorité invisible censée porter l’essence de la Nation.

Le coût environnemental prodigieux de cette approche est ignoré par cet auteur qui, il est vrai, on le répète, n’est pas membre d’EELV…

Tout le problème est que ce discours devient dominant et que la fascination pour le pavillon se renforce. Le défi, pour la coopération en copropriété, est de montrer que cette résignation à l’habitat dispersé et à l’étalement périurbain n’est pas une fatalité. En outre, il convient de démontrer que l’action collective est possible partout et qu’elle permet de recréer du lien, y compris entre ceux qui échangent entre eux au plan économique mais qui sont divisés par des conflits d’intérêts.