Les géographes
contribuent volontiers au renouvellement des cadres d’analyse sur la société.
C’est heureux. Néanmoins, il convient de garder un esprit critique éveillé. Ces
chercheurs emploient parfois des formules colorées mais souvent très
simples voire trop ambitieuses. Pourtant, ils ne sont, après tout, que des
autodidactes en sociologie.
Ainsi, le géographe Michel
LUSSAULT, ancien président de l’Université de Tours, a montré en quoi la lutte
des places avait succédé à la lutte des classes (Michel
LUSSAULT, De la lutte des classes à la lutte des places, Bernard Grasset, Paris, 2009, 221 p.).
Au-delà du très bon
mot et de la pertinence de l’intuition qu’il démontre, l’ouvrage était
problématique.
221 pages, quand on
prétend remplacer toute une pensée par une autre, c’est très peu. Le Capital de Marx est un peu plus
volumineux… A défaut d’élaborer un traité complet, Michel LUSSAULT n’exprime
pas non plus une vision claire du système social, alors même qu’il promet, dans
son titre, de démontrer en quoi la lutte des classes est dépassée.
Ainsi, en page 127,
il explique :
« Une place, telle que je la conçois, met en
relation, pour chaque individu, sa position sociale dans la société, les normes
en matière d’affectation et d’usage de l’espace en cours dans un groupe humain
quelconque et les emplacements, que je nomme les endroits, que cet individu est
susceptible d’occuper dans l’espace matériel en raison même de sa position
sociale et des normes spatiales »
Pourtant, l’auteur
n’effectue aucune analyse des avantages et privilèges sociaux liés au
territoire. De fait, il ne dit pas un mot sur l’attribution des logements
sociaux de qualité dans les centres urbains ou sur la situation des
bénéficiaires de statuts protégés par rapport aux travailleurs précaires ou
soumis à la concurrence effrénée.
Ensuite, en page 141,
on peut lire :
« Pourquoi nommer ce régime pseudo-libéral ?
D’abord parce qu’il se fonde sur la prégnance de l’individualité et donne de ce
fait un rôle essentiel aux stratégies individuelles d’accès aux places. Ensuite
et surtout parce qu’il se déploie de plus en plus en raison d’un principe
général de concurrence affirmée. Dans la mesure où l’idéologique dominante
actuelle de la mondialisation tend à affirmer que toutes les places sont bonnes
à prendre, les rivalités individuelles s’expriment de plus en plus librement
et, du coup, les chocs normatifs entre concurrents s’intensifient, ce que
montrent nos exemples ».
Certes, le culte de
l’immédiateté consumériste et l’arrivisme sont manifestement présents à notre
époque. Toutefois, en quoi une société rigidifiée refusant toute remise en
cause des acquis de certains serait-elle saine ? Derrière la critique de
la concurrence peut se cacher une hostilité à ceux qui n’ont pas les bonnes
places. Pour protéger les incompétents qui s’agrippent à leurs sinécures, quoi
de mieux que l’abolition de toute concurrence ? Dans ce cas, toute place
n’est plus bonne à prendre pour toute le monde, et en particulier pas celle des
privilégiés.
Néanmoins, si le
marché libre repose sur l’escroquerie et le dumping, Michel LUSSAULT a raison
de critiquer cette concurrence faussée-là. S’il s’agit de protéger les
détenteurs de bonnes places contre toute évaluation de leur légitimité, sa
position est plus problématique. Ce sujet concerne tout aussi bien la
copropriété où de nombreux acteurs ont un bilan contrasté, des places
lucratives et une hostilité résolue à l’égard de l’irruption de concurrents.
Enfin, on peut lire,
en page 219 :
« Ce que nous avons en commun, plus que toute autre
chose, c’est, parce qu’il y a de la distance, la chose spatiale elle-même,
c’est la nécessité imparable de déployer, en interaction avec les autres
réalités sociales, nos spatialités et d’arranger ainsi nos espaces de vie, à la
mesure des valeurs que nous y affections »
Et en page 221 :
« Ainsi dotés du bagage de la conception politique de
l’espace, doublé de celui de l’éthique de la spatialité, pourrions-nous
commencer à inventer les régulations nécessaires à ce que la lutte des places,
de plus en plus féroce, ne détruise pas totalement la volonté toujours fragile
de garantir le vivre-ensemble, du lieu au monde. »
Tout ceci est parti
d’un bon sentiment, mais si l’on refuse toute discussion sur les privilèges
positionnels indus, il ne faut pas s’étonner que le « vivre-ensemble » soit remis en
cause. De la même manière que le patronat autoritaire du XIXe siècle
a parfois pratiqué la haine de classe, suscitant ainsi des conflits sociaux
violents, chacun doit veiller à ne pas céder à la haine de place. La
copropriété à la française connaît cette attitude qui consiste, par souci de
tranquillité, à éloigner ou museler ceux dont les intérêts légitimes ont été
atteints. Une telle méthode ne conduit pas à la pacification mais à la
relégation dans des marges toujours plus hostiles et nombreuses de ceux qui
auraient pu constituer des alliés.