Ainsi, le 17
septembre 2014 est sorti le dernier ouvrage de Christophe GUILLUY intitulé La
France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion,
Paris, 185 p.).
Le livre semble se
vendre comme des petits pains. Tant mieux pour l’auteur ! Que ses fans se
rassurent : il est droit dans ses bottes ! La thèse des Fractures françaises est préservée dans
ses grandes lignes, d’autant que Christophe GUILLUY l’expose dans les médias
inlassablement depuis 4 ans (www.esprit.presse.fr/archive/review/rt_download.php?code=37407) et a même récemment
été reçu à l’Elysée (http://www.courrierdesmaires.fr/26624/christophe-guilluy-geographe-la-france-peripherique-60-de-la-population-est-invisible-aux-yeux-des-elites/).
Les accusations de
simplisme (http://www.laviedesidees.fr/Le-periurbain-France-du-repli.html) ne lui font ni
chaud ni froid et ses provocations continuent, notamment concernant son appel
quasiment explicite à une alliance entre le parti socialiste et le Front
National (http://elections.lefigaro.fr/presidentielle-2012/2012/04/25/01039-20120425ARTFIG00592-christophe-guilluyle-second-tour-reste-ouvert.php).
L’idée que les
classes populaires issue de la majorité invisible fragilisée sont poussées à la
périphérie des métropoles, sont coincées par le retournement du marché foncier
et ainsi jetées dans les bras du Front National est ressassée par l’auteur (http://www.lejdd.fr/Politique/Le-geographe-Christophe-Guilluy-Le-FN-a-une-marge-de-progression-immense-dans-l-ouest-de-la-France-635740),
tout comme l’idée que la notion de classe moyenne est un mythe inventé par l’élite
pour stigmatiser comme une bande de privilégiés égoïstes la France périphérique
et maintenir celle-ci dans la précarité et la violence sociale.
Néanmoins, le succès
de cet ouvrage est mérité.
D’abord, il est en
phase avec les avis de certains penseurs qui ne sont manifestement pas du même
bord politique, comme Camille PEUGNY (http://www.inegalites.fr/spip.php?article1755) qu’aime citer
Cécile DUFLOT (voir la contribution de cette dernière sur la France de 2025) (http://www.lefigaro.fr/politique/2013/08/16/01002-20130816ARTFIG00430-la-france-de-2025-les-copies-des-ministres-corrigees-par-un-expert.php).
Laurent JOFFRIN approuve également le coup de pied dans la fourmilière que
donne Christophe GUILLUY (http://www.liberation.fr/livres/2014/09/12/le-crime-des-bobos_1099285).
Ensuite, l’auteur souligne avec raison l’impossibilité de
demander à des acteurs un investissement dans l’action collective si c’est pour qu'ils se fassent exploiter par des consuméristes et des individualistes qui ne jouent jamais
le jeu.
Les citoyens auxquels
on demande ainsi de se sacrifier, avant de les punir au plan économique pour
avoir fait ce sacrifice, sont placés dans une injonction paradoxale (voir Droits
et construction sociale n° 13, 28 août 2012, pp. 12-13) et réagissent
logiquement par la fuite.
De surcroît, nul ne
se sacrifie sans que la dynamique impliquée par cet effort soit profitable au
moins à la collectivité. Récompenser le mal n’est certainement pas favorable au
bien commun. Les Fractures françaises et La France
périphérique décrivent en fait, et avec raison, là encore, une fracture
sacrificielle.
Les copropriétés où les majorités des assemblées
générales et les occupants se comportent mal évincent ceux qui auraient pu s’investir
dans une action collective. Ceux qui auraient le malheur de ne pas partir
continueraient à subir une pression économique, sociale et fiscale violente
tout en vivant dans un environnement qui les rendrait incapables de répondre à
ces pressions. La mutualisation qui
protège les fautifs n’est moralement pas défendable.
Ensuite, les pouvoirs
publics se plaignent de la montée du modèle pavillonnaire, de l’impopularité de
la classe politique et du fait que ces copropriétés deviennent ingérables. A
qui la faute ? On peut repérer la même logique par rapport à l’insécurité
ou à la carte scolaire. Ceux auxquels on demande d’être performants constamment
et de se former ne peuvent rester dans des lieux où leur vie devient infernale
et où ils sont empêchés de s’instruire du fait de la violence.
Le diagnostic de Christophe GUILLUY est donc correct,
malgré son caractère iconoclaste, d’où son succès, notamment dans les cercles
des Français marginalisés par les élites.
Tout le problème réside dans la solution qu’il propose, à
savoir la victimisation consumériste de la France périphérique et l’attente du
sauveur.
En effet, dans La France
périphérique, sa thèse reste la même que dans les Fractures françaises, à savoir la récrimination contre les
bénéficiaires de la mondialisation qui laissent de côté les malheureux membres
de la majorité invisible. La notion de classe moyenne a volé en éclats et ne
sert qu’à justifier la stigmatisation de la France périphérique. Cette fois-ci,
l’accent est mis sur les conséquences politiques de cette fracture avec des
explications du vote (La France périphérique,
pp. 63-67) et des prophéties sur l’avenir des partis (La France périphérique, pp. 83-87). Les méchantes élites ne cessent
de vouloir museler le peuple, à l’image de Viviane REDING qui veut refuser le
droit aux électeurs britanniques de se prononcer sur leur sortie de l’Union
européenne (La France périphérique, p.
92).
L’auteur persiste
dans sa vision colorée de la France (en Noirs et Blancs pour être ‘‘clair’’, si
l’on peut dire). A cette occasion, il crée la distinction entre la gauche d’en
haut, sociétale et blanche, et la gauche d’en bas, dans les DOM TOM ainsi que parmi
les Musulmans, tous peu favorables au mariage pour tous (La France périphérique, p. 104).
Les Bonnets rouges
sont mobilisés pour illustrer la France périphérique prétendument marginalisée
(p. 53) (alors qu’il y a parmi eux des chefs d’entreprises dont les sociétés
sont intégrées à l’économie monde, d’où les coûts de transport contre lesquels
ils protestent, d’ailleurs…).
Sinon, l’auteur se
répète un peu par rapport aux Fractures
françaises. Ainsi, il cite à nouveau, de manière toujours aussi allusive,
PUTNAM, (La France périphérique, p.
169) en ne faisant référence qu’à un article de Jean-Louis THIEBAULT de 2003
paru à la Revue Internationale de
Politique Comparée (2003/3, vol. 10, « Les
travaux de Robert D. Putnam sur la confiance, le capital social, l’engagement
civique et la politique comparée », pp. 341 à 355).
Alors que ce dernier
article est excellent et nuancé, Christophe GUILLUY continue à avoir de PUTNAM
(dont on se demande s’il l’a lu dans le texte) une vision plus que sommaire.
Les personnes qui vivraient dans des quartiers où les populations sont diverses
s’engageraient moins.
Comme le dit
THIEBAULT dans son article, PUTNAM n’a jamais considéré le déficit d’engagement
comme une fatalité, puisqu’il s’intéresse à la façon dont on peut reconstruire
des liens civiques aux Etats-Unis (article, p. 351). De plus, lorsqu’il
constate un affaiblissement de la capacité à l’engagement collectif, il la lie
à un manque de culture des personnes qui ne s’engagent pas plutôt qu’à une
anxiété liée à la présence de populations d’origines diverses (voir article,
pp. 346 et 350). Celui qui est habitué à tout attendre d’un chef ne sait pas
s’incorporer à une action collective, comme PUTNAM l’a montré en étudiant les
différentes cultures régionales italiennes.
A ce titre, il est
dommage que Christophe GUILLUY n’ait pas lu avec plus d’attention la source
qu’il cite (et qu’il n’ait pas consacré de plus longs développements à PUTNAM
ainsi qu’à ses œuvres).
Christophe GUILLUY
considère comme une malheur inévitable le fait que la mobilité internationale la
plus forte soit celle des diplômés (La France
périphérique, p. 74). De la même manière, il valide les thèses de Terra
Nova (La France périphérique, p. 76)
sur le divorce entre l'élite de gauche, toujours plus sociétale, et le peuple, en
prétendant la séparation irréversible.
PUTNAM, dont Christophe GUILLUY dit s’inspirer, n’a
jamais été aussi péremptoire. L’auteur américain insiste notamment sur la
notion de coopération et sur l’importance de la réciprocité pour pouvoir créer
des liens civiques.
On aurait aimé que l’ouvrage La France
périphérique se penche sérieusement sur cette question.
En effet, assez
paradoxalement, la principale faiblesse de la thèse de Christophe GUILLUY est
l’incapacité à penser la reconstruction d’un lien social. Cet auteur est
pourtant membre du conseil scientifique de la fondation Res Publica de Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, qui prône l’égalité
républicaine et le civisme à longueur de pages. Or, la France périphérique est présentée
par Christophe GUILLUY comme un monde pavillonnaire peuplé par une majorité
invisible. Pire, cette dernière se ressent comme la victime de la
mondialisation et Christophe GUILLUY l’encourage dans cette démarche
pleurnicharde. Est-ce très sain de se
penser perpétuellement en victime ?
Bien entendu, chacun
a pu subir des injustices, et il est légitime d’en parler, car elles
constituent un élément fondamental, non seulement pour soi, mais aussi pour
ceux avec lesquels on est en relation et qui ont été affectés indirectement par
ces injustices. Le syndic de copropriété qui cause un préjudice à un
copropriétaire nuit à toute la famille de celui-ci. Est-ce une raison pour que
le copropriétaire ou sa famille commettent des délits dans la rue ?
Certainement pas. Le mal que l’on a subi
ne justifie pas que l’on commette un mal plus grand encore.
Etre républicain, cela
implique de dégager un processus qui incorpore l’ensemble de la société afin
d’atteindre le bien commun. Rien n’oblige à assurer l’impunité des mafieux ou
des agioteurs, certes, mais ce qui doit animer les citoyens, c’est le sens du
devoir et le souci d’atteindre des buts légitimes par les voies les plus justes
possibles.
La coopération basée
sur la réciprocité, que prône PUTNAM, est justement le moyen de parvenir à cet
objectif. Même la France périphérique est en contact avec le monde. Elle
consomme de l’énergie venue d’ailleurs. Son impact environnemental influera sur
les autres pays.
Le membre de la
« majorité invisible » qui regarde TF1 sur
sa télévision fabriquée en Chine n’en n’a peut-être rien à faire des Chinois,
mais il a interagi avec eux, qu’il le veuille ou non. Dès lors, celui qui bénéficie d’un service ou d’un bien est-il prêt ou
capable de travailler aussi durement que ceux qui ont fourni ce bien ou ce
service ? Ou souhaite-t-il, après avoir consommé, se séparer radicalement
du producteur en se plaçant sous la domination d’un chef charismatique qui
fermera les frontières ?
Telle est l’implication
du choix entre réciprocité, d’un côté, et consumérisme victimaire, de l’autre.