dimanche 15 novembre 2015

René GIRARD avait raison




Le 04 novembre 2015, René GIRARD nous a quittés.

Cet académicien français né en 1923 a marqué l’anthropologie théorique française, même s’il avait ses détracteurs.

L’essentiel de sa carrière s’est déroulé aux Etats-Unis, et notamment à Stanford en Californie, où il est décédé.

Même s’il a parfois été présenté comme un autodidacte, on notera qu’il fut élève de l’Ecole des Chartes.

Le présent blog ne pouvait que rendre hommage à ce penseur dont les idées ont fortement influencé la création de l’association LGOC, surtout dans les circonstances difficiles actuelles.

Trop souvent, l’apport des idées de René GIRARD a été minimisé au sein du monde intellectuel français, notamment parce que sa démarche a été présentée de manière tronquée.

En effet, on peut repérer 5 concepts très utiles qui sont mis en lumière dans l’œuvre de René GIRARD :

1/ Le désir mimétique

2/ La mauvaise conscience liée à la rivalité

3/ La crise sacrificielle

4/ Le dangereux pouvoir du sacré

5/ La solution du sort partagé

Trop souvent, les deux derniers points sont ignorés, ce qui explique les limites rencontrées par les chercheurs en les sciences humaines français.

1/ Le désir mimétique

René GIRARD définit le désir mimétique comme le « désir de ce que l’autre possède » (René GIRARD, Achever Clausewitz, entretiens avec Benoît CHANTRE, Carnets nord, Paris, 2007, p. 73)

Ce désir est lié à l’importance de l’imitation dans la vie humaine, et notamment dans l’apprentissage.

« Il n’y a rien ou presque, dans les comportements humains, qui ne soit appris, et tout apprentissage se ramène à l’imitation. Si les hommes, tout à coup, cessaient d’imiter, toutes les formes culturelles s’évanouiraient » (René GIRARD, Des Choses cachées depuis la fondation du monde, entretiens avec Jean-Michel OUGHOURLIAN et Guy LETORT, Bernard Grasset, Paris, 1978, p. 15)

Dès lors, la tentation d’imiter l’autre génère le désir mimétique.

« Si un individu voit un de ses congénères tendre la main vers un objet, il est aussitôt tenté d’imiter son geste » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 16).

Ce concept était assez simple à comprendre et pas vraiment novateur.

N’importe quel enfant a pu constater les affres de l’envie chez ses congénères.

2/ La mauvaise conscience liée à la rivalité

René GIRARD a aussi constaté que le désir d’avoir ce que l’autre possède génère une rivalité souvent refoulée mais bien réelle.

« Pour débrouiller l’écheveau du désir, il faut et il suffit d’admettre que tout commence par la rivalité pour l’objet. L’objet passe au rang d’objet disputé et de ce fait les convoitises qu’il éveille, de part et d’autre, s’avivent » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 319)

Cette rivalité est potentiellement dangereuse, car elle conduit à une escalade qui vise à l’élimination du rival.

« Le sujet qui ne peut pas décider par lui-même de l’objet qu’il doit désirer, s’appuie sur le désir d’un autre. Et il transforme automatiquement le désir modèle en un désir qui contrecarre le sien. Parce qu’il ne comprend pas le caractère automatique de la rivalité, l’imitateur fait bientôt du fait même d’être contrecarré, repoussé et rejeté, l’excitant majeur de son désir. Sous une forme ou sous une autre, il va incorporer toujours plus de violence à son désir. Reconnaître cette tendance, c’est reconnaître que le désir, à la limite, tend vers la mort, celle de l’autre, du modèle-obstacle, et celle du sujet lui-même » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 436)

Celui qui éprouve le désir mimétique est confusément conscient de la dangerosité de ce sentiment, ce qui le met mal à l’aise tout en accroissant sa détestation à l’égard de son adversaire.

Cette mauvaise conscience de celui qui éprouve le désir mimétique guette tout autant le pauvre que le riche, le maître que l’esclave.

Celui qui est positionné entre l’objet désiré et celui qui désire cet objet empêche donc un accès immédiat à l’objet désiré. Cette personne qui s’interfère et empêche l’immédiateté est appelée « médiateur » par René GIRARD.

« La maîtrise finit dans le masochisme mais l’esclavage y conduit plus directement encore. La victime de la médiation interne, rappelons-le, croit toujours deviner une intention hostile dans l’obstacle mécanique que lui oppose le désir de son médiateur. Cette victime s’indigne bruyamment mais elle croit mériter, au font d’elle-même, la punition qui lui est infligée. L’hostilité du médiateur paraît toujours un peu légitime car on se juge, par définition, inférieur à celui dont on copie le désir. » [René GIRARD, Mensonge romantique et vérité romanesque, Hachette, Paris, 2000 (édition originale en 1961), p. 204]

Les mandarins universitaires jaloux de leurs collègues, les rentiers agrippés à leurs privilèges et les notables malveillants inquiets pour leurs prébendes n’ont jamais pardonné René GIRARD pour avoir osé révéler cette vérité.

Tous, ils savent très bien ce qu’ils sont. On peut les comparer à ces voleurs de nourriture qui mangent si rapidement et en cachette après leur larcin qu’ils n’apprécient même plus le goût des mets dérobés.

Là encore, ce n’est pas forcément une trouvaille révolutionnaire mais le rappel de cette réalité donne un caractère rafraichissant à toutes les œuvres de René GIRARD.

3/ La crise sacrificielle

Comme les membres d’une société ne peuvent pas vivre perpétuellement dans le désir violent et la mauvaise conscience, il leur faut trouver des moyens pour supporter cette situation.

Les êtres humains sont dans une situation de double contrainte (double bind) (René GIRARD citant Gregory BATESON qui a mis en avant ce concept). D’un côté, ils désirent ce qu’a l’autre. De l’autre côté, ils s’en veulent de désirer ce que l’autre possède.

« Il y a, au niveau du désir, chez l’homme, une tendance mimétique qui vient du plus essentiel de lui-même, souvent reprise et fortifiée par les voix du dehors. L’homme ne peut pas obéir à l’impératif ‘‘imite-moi’’ qui retentit partout, sans se voir renvoyé presque aussitôt à un ‘‘ne m’imite pas’’ inexplicable qui va le plonger dans le désespoir et faire de lui l’esclave d’un bourreau le plus souvent involontaire. » (René GIRARD, La Violence et le sacré, Grasset, Paris, 1995, édition originale 1972, p. 219)

Pour résoudre cette difficulté et éviter la guerre de tous contre tous sur fond de déstabilisation psychologique généralisée, les membres d’une communauté focalisent leur désir mimétique sur une seule personne. Cela permet de ressouder la communauté en évitant que tous ses membres ne se jalousent et ne se querellent.

« Un seul être meurt et la solidarité de tous les vivants se trouve renforcée ». (La Violence et le sacré, p. 381)

Cette personne qui focalise le désir mimétique de tous, c’est le bouc-émissaire qui doit être sacrifié pour que la communauté survive.

« C’est l’unité d’une communauté qui s’affirme dans l’acte sacrificiel et cette unité surgit au paroxysme de la division, au moment où la communauté se prétend déchirée par la discorde mimétique, vouée à la circularité interminable des représailles vengeresses. A l’opposition de chacun contre chacun succède brusquement l’opposition de tous contre un. A la multiplicité chaotique des conflits particuliers succède d’un seul coup la simplicité d’un antagonisme unique : toute la communauté d’un côté et de l’autre la victime. » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 33).

Ainsi, on passe d’un désir mimétique qui menace de détruire la communauté humaine à un désir mimétique qui la ressoude contre un bouc-émissaire, c’est-à-dire la victime qui est sacrifiée.

« Si la mimésis d’appropriation divise en faisant converger deux ou plusieurs individus sur un seul et même objet qu’ils veulent tous s’approprier, la mimésis de l’antagonisme, forcément, rassemble en faisant converger deux ou plusieurs individus sur un même adversaire qu’ils veulent tous abattre. » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 35)

De ce fait, le mécanisme sacrificiel est un magnifique outil de prévention à l’égard de la violence incontrôlable que pourrait générer le désir mimétique, même si ce sacrifice peut aussi être violent, notamment dans les sociétés premières (anciennement qualifiées de primitives).

« Dans ces sociétés, les maux que la violence risque de déclencher sont si grands, et les remèdes si aléatoires, que l’accent porte sur la prévention. Et le domaine du préventif est avant tout le domaine religieux. La prévention religieuse peut avoir un caractère violent. La violence et le sacré sont inséparables. » (La Violence et le sacré, p. 34)

René GIRARD n’a, bien évidemment pas inventé l’expression de bouc-émissaire, puisqu’elle apparaît dans la Bible (Lévitique, XVI, 10). Le bouc émissaire était tiré au sort et envoyé dans le désert pour l’expiation des péchés de la communauté.

C’est, là encore, un phénomène courant dont beaucoup ne sont pas fiers, ce qui explique qu’ils tentent de le nier et qu’ils se soient livrés à un véritable lynchage universitaire à l’encontre de René GIRARD, pris lui-même comme bouc-émissaire par ces mandarins malveillants et suffisants.

Toutefois, ce phénomène de bouc-émissaire est nécessaire dès lors que le désir mimétique est à son comble, car sinon, les rivalités et la violence contamineraient toute la société.

« Ce désir mimétique ne fait qu’un avec la contagion impure ; moteur de la crise sacrificielle, il détruirait la communauté entière s’il n’y avait pas la victime émissaire pour l’arrêter et la mimesis rituelle pour l’empêcher de se déclencher à nouveau » (La Violence et le sacré, p. 221)

4/ Le pouvoir du sacré

Si René GIRARD s’était limité au désir mimétique, à la mauvaise conscience qu’il suscite et au mécanisme du bouc-émissaire pour l’apaiser, sa pensée n’aurait pas été d’une originalité folle, même s’il s’agit de vérités simples trop souvent oubliées.

Néanmoins, René GIRARD a été plus loin, et c’est là que, malheureusement, on ne l’a pas assez lu, ce qui a des effets catastrophiques, notamment au plan institutionnel et pour la sécurité de l’Etat.

Le présent blog a déjà évoqué la dangerosité des appels au sacrifice (http://bit.ly/1hZUta3).

La solution de facilité choisie par les rentiers qui demandent aux autres de se sacrifier est plus dangereuse que ces rentiers ne le croient. C’est pour cela qu’ils seraient bien avisés de lire René GIRARD, surtout aujourd’hui.

Le bouc-émissaire, la victime du sacrifice, remplit une fonction vitale pour la société, puisqu’il permet à la communauté de se souder. Or, ce bouc-émissaire, cette victime du sacrifice risque de s’en rendre compte et de se servir de cette situation pour exercer un pouvoir d’une très grande violence sur la communauté.

En effet, en se sacrifiant, la victime devient sacrée. Elle se sacralise. Dans le même temps, elle quitte la communauté et peut donc exercer un pouvoir sur elle de l’extérieur.

« La représentation est gouvernée par la réconciliation violente et la sacralisation qui en résulte. La victime est donc représentée avec tous les attributs et toutes les qualités du sacré. Fondamentalement donc, elle n’appartient pas à la communauté mais c’est la communauté qui lui appartient » (Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 120)

La victime n’appartient pas à la communauté mais la communauté lui appartient…

C’est un pouvoir absolu qui peut émerger de cette situation.

Comme par hasard, les rois ont un lien très fort avec le sacré, parce qu’ils sont des bouc-émissaires qui ont utilisé leur propre sacrifice symbolique pour renforcer leur pouvoir.

René GIRARD cite ainsi le roi des Mossi de Ouagadougou :

« Le roi a une fonction réelle et c’est la fonction de toute victime sacrificielle. Il est une machine à convertir la violence stérile et contagieuse en valeurs culturelles positives. On peut comparer la monarchie à ces usines, généralement situées sur les marges des grandes villes et qui sont destinées à transformer les ordures ménagères en engrais agricoles. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat du processus reste trop virulent pour qu’on puisse l’employer directement ou à trop haute dose. » (La Violence et le sacré, p. 162)

René GIRARD cite aussi le dieu Xipe-Totec chez les Aztèques :

« Tantôt le dieu se fait tuer et écorcher sous les apparences de la victime qui lui est substituée, tantôt, au contraire, ce même dieu s’incarne dans le sacrificateur » (La Violence et le sacré, p. 373)

Voilà pourquoi la fracture sacrificielle tant dénoncée sur le présent blog est si nuisible.

Le citoyen qui se sacrifie, notamment en copropriété, n’est pas seulement une victime. En devenant un bouc-émissaire, il est expulsé de la communauté tout en acquérant un pouvoir sur elle.

Les notables avachis dans la jouissance pensent que cela n’a pas d’importance, mais se trompent. C’est comme cela que l’on construit une société extrêmement violente dont les notables risquent fort d’être les premières victimes.

Et pour cause. On ne peut plus demander ni de la compréhension, ni de la pitié à des gens qui se sont sacrifiés.

Ce sont justement les sacrifices terribles de la première guerre mondiale qui expliquent la grande violence politique et la division virulente de la nation allemande des années 1930, plus encore que la simple crise économique.

René GIRARD a analysé ces faits anthropologiques et a formulé des raisonnements pour démontrer leur existence.

Ensuite, il a remarqué la dangerosité apocalyptique du désir mimétique et de la fracture sacrificielle qu’il peut générer.

Cela a conduit cet auteur à beaucoup parler du Livre de l’Apocalypse dans la Bible.

« Deux guerres mondiales, l’invention de la bombe atomique, plusieurs génocides, une catastrophe écologique imminente n’auront pas suffi à convaincre l’humanité, et les chrétiens en premier lieu, que les textes apocalyptiques, mêmes s’ils n’avaient aucune valeur prédictive, concernaient le désastre en cours. Que faire pour qu’on les entende ? On m’a accusé de trop me répéter, de fétichiser ma théorie, de lui faire rendre raison de tout. Elle s’est pourtant appliquée à décrire des mécanismes que les découvertes récentes en neurologie confirment : l’imitation est première et le moyen essentiel de l’apprentissage ; plutôt que la chose apprise. Nous ne pouvons échapper au mimétisme qu’en en comprenant les lois : seule la compréhension des dangers de l’imitation nous permet de penser une authentique identification à l’autre. Mais nous prenons conscience de ce primat de la relation morale, au moment même où l’atomisation des individus s’achève, où la violence a encore grandi en intensité et en imprévisibilité » (Achever Clausewitz, p. 11)°

5/ La solution du sort partagé

René GIRARD ne s’est, néanmoins, pas contenté de jouer les prophètes de l’apocalypse.

En effet, il a mis en avant une solution.

Pour rompre la spirale du désir mimétique et éviter la tentation de la fracture sacrificielle entre soi-même et l’autre qui se sacrifie, il faut apprendre à partager le sort de l’autre.

Ainsi, on évite d’exclure de la communauté des boucs émissaires.

Quand l’exclusion des boucs-émissaires est radicale par précaution, cela revient à décourager les sacrifices dans la population. Un tel choix n’est pas praticable sur le long terme. En effet, il ravive la guerre de tous contre tous, chacun voulant avoir des récompenses immédiatement pour ne pas être sacrifié. Malgré tout, et comme solution de facilité, la tentation de l’élimination du bouc-émissaire est omniprésente (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 114)

Certes, si l’exclusion du bouc-émissaire n’est pas radicale, elle risque de conduire à une domination terrible exercée par ces victimes sacrifiées, domination d’autant plus sévère que la victime n’éprouve aucune empathie pour ceux qui ont profité de son sacrifice.

La seule façon de rompre avec le « mimétisme mystificateur », c’est donc de partager le sort de ceux dont on voudrait faire des victimes au lieu de les transformer en boucs émissaires et de les exclure de la communauté.

René GIRARD a une façon très chrétienne de le dire :

« Le Christ est le Dieu des victimes en ceci d’abord qu’il partage leur sort jusqu’au bout. Pour peu qu’on y réfléchisse, on s’aperçoit qu’il ne peut pas en être autrement. » (René GIRARD, La Route antique des hommes pervers, Grasset, Paris, 1985, p. 178)

On peut le dire aussi de manière purement rationnelle. La notion même de coopération authentique ne peut être basée que sur ce partage du sort de ceux avec lesquels on coopère. Ainsi, on évite d’en faire des victimes sacrifiées à la fois indispensables et extérieures à la communauté.

C’est exactement pour cela que le sigle de l’association contient le caractère suivant :


Ce caractère sino-japonais signifie la coopération au sens de destin partagé.

Les œuvres de René GIRARD, consacrées au désir mimétique et au pouvoir du sacré, ont permis de le comprendre.

Dès lors, il est naturel que ce blog exprime sa gratitude à l’égard de René GIRARD, surtout à un moment où les dangers de la violence extrême et de la fracture sacrificielle sont apparents.


Malheureusement, passé le bref moment d’unanimité de façade, bien des notables et leurs nombreux complices retourneront à leurs pratiques habituelles, qui consistent à demander aux autres de se sacrifier.