jeudi 20 novembre 2014

La Chindiafrique de Jean-Joseph BOILLOT

Dans le cadre du mois de l’Economie Sociale et Solidaire, Jean-Joseph BOILLOT, agrégé de sciences sociales, qui vit une grande partie de l’année en Inde, a présenté son concept de Chindiafrique à Rennes (18 h 30, Espace Ouest-France).

Chacun est invité à lire le livre qu’il a écrit avec Stanislas DEMBINSKI, (Jean-Joseph BOILLOT, Stanislas DEMBINSKI, Chindiafrique, la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain, Odile Jacob, Paris, 2014, édition originale en 2013, 422 p.)

Lors de la soirée, Jean-Joseph BOILLOT a surtout tenté, dans un langage clair, passionné et pittoresque, d’expliquer pourquoi l’Inde le fascine.

Le principe sur lequel il a insisté est celui de l’équité, en donnant l’exemple des Occidentaux qui appellent les autres à faire des efforts pour maîtriser les émissions de gaz à effet de serre alors qu’ils sont responsables de 90 % des stocks déjà émis.

De ce point de vue, la force de l’Inde pour faire vivre cet impératif est sa formidable diversité et sa capacité à faire vivre le pluralisme politique tout en organisant des scrutins avec 850 millions d’électeurs. Les Indiens valorisent la complémentarité plutôt que l’uniformité. Beaucoup, parmi eux, aiment à souligner l’ambivalence des choses au lieu de croire en la prééminence d’une valeur unique. C’est l’« Argumentative India », comme l’appelle Amartya SEN. On notera que l’objectivité positionnelle défendue par ce dernier (http://red.pucp.edu.pe/ridei/wp-content/uploads/biblioteca/84.pdf) a inspiré le titre de l’association qui édite ce blog (Lien des Garanties Objectives dans la Cité).

Ce qui est Jean-Joseph BOILLOT trouve plaisant en Inde est le fait que le progrès n’y est pas forcément conçu seulement comme l’accroissement des biens matériels.

GANDHI insistait sur le sens de la vie (la jouissance à tout prix n’étant rien face à l’impératif d’éviter des sanctions dans la cadre du cycle des renaissances), sur l’importance de la frugalité (en se basant sur le fait que la terre peut nourrir tout le monde, sauf la cupidité) et sur la non-violence (la fréquence des tensions liées à un urbanisme dense nécessitant un antidote pour permettre la survie de la société).

Loin de constituer des handicaps, ces valeurs peuvent devenir des atouts face aux défis contemporains. Même le système des castes peut faciliter la mobilisation des investissements car une caste constitue un groupe de solidarité dont les membres savent qu’ils ne risquent pas d’être trahis. Dans le présent blog, on insiste souvent sur l’importance de la fiabilité pour susciter l’engagement…

Ensuite, la spécialisation permet la transmission de savoirs sur plusieurs générations, savoirs qui ne s’enseignent pas facilement à l’école.

Enfin, dans le cadre des activités où des ressortissants de castes diverses sont contraints de travailler ensemble, ceux qui sont issus des castes moins renommées mettront un point d’honneur à être aussi compétents que les autres, voire plus. En outre, les castes impliquent une volonté d’ascension sociale collective.

On notera que les castes (jatis) (des groupes spécialisés relativement localisés au nombre de 6000 en Inde) ne sont pas les varnas. Ces dernières constituent de grandes catégories fonctionnelles divisant de la population à savoir les brahmanes, prêtres et détenteurs de la connaissance sacrée ayant servi de base aux élites (NEHRU ayant relevé de cette catégorie), les kshatriyas, guerriers (comme Jerry RAO, un des Maharadjas du Software, voir Chindiafrique, p. 181), les vaishyas, négociants et intellectuels (GHANDI ayant relevé de cette catégorie) et les shudras, à l’origine serviteurs, souvent paysans mais parfois fortunés et dominant alors localement la société, notamment dans le Penjab.

Jean-Joseph BOILLOT nous permet de sortir d’une vision simpliste de l’Inde. Concernant la Chine qu’il connaît bien aussi, il est plus soucieux de l’absence de spiritualité. La focalisation sur l’obtention de richesses dans le cadre d’un monde pratiquant moins les contre-pouvoirs serait plus problématique. Toutefois, Jean-Joseph BOILLOT est trop érudit pour ignorer la richesse des traditions chinoises et y fait d’ailleurs référence dans son livre (Chindiafrique, pages 377 à 379).

Ces traditions ont pu être réinterprétées dans une optique bien plus respectueuse du sens de la vie, notamment sous l’influence du Bouddhisme.

Ainsi, le sens de l’humain que l’on retrouve dans les Entretiens de Confucius peut être compris comme le principe d’équité reposant sur le fait que tous les hommes sont interconnectés et solidaires de ce fait.

De la même manière, un souci d’harmonie et de complémentarité primant sur le simplisme et l’univocité peuvent se retrouver dans le wuxing (五行) (théorie des 5 phases) qui existe en Chine au moins depuis le IIIe siècle avant J.C., avec l’école de ZOU Yan (http://www.gera.fr/Downloads/Formation_Medicale/PENSEE-CIVILISATION-CHINOISE-ET-MTC/barrey-49006.pdf ).

En effet, la théorie des 5 phases repose sur l’idée que le monde est constitué de terre, de feu, de bois, d’eau et de métal. Or, aucun de ces éléments ne domine tous les autres. Le métal coupe le bois. Le feu fait fondre le métal. L’eau éteint le feu. La terre absorbe l’eau. Le bois se nourrit de la terre.

Cela constitue un cycle de cinq phases et non une hiérarchie linéaire.
Progressivement, chaque élément a été assimilé à des couleurs (or pour la terre, rouge pour le feu, bleu-vert pour le bois, noir pour l’eau et blanc pour le métal) ou à des vertus confucianistes (la fidélité, , pour la terre, le respect des rites sociaux, , pour le feu, l’esprit d’humanité, , pour le bois, la sagesse, , pour l’eau et l’esprit de justice, , pour le métal).

Aucune de ces vertus ne domine totalement les autres. Chacune est utile et permet de compléter les autres. Dans le même temps, chacun a plus d’aptitude à une vertu particulière. On a donc besoin d’autrui pour que les vertus pour lesquelles on est moins doué soient également présentes en société. Cela crée un lien. Cela valorise le pluralisme et encourage les contre-pouvoirs. Cela donne également un sens à la vie. Seul l’équilibre des vertus permet de garantir le progrès. C’est donc un objectif pour lequel on peut sacrifier ses pulsions.

Telle est la symbolique à laquelle fait référence le signet du LGOC.

Même si la combinaison du wuxing et du confucianisme est ancienne et plutôt chinoise, l’interprétation qui en est donnée ici est liée à des auteurs japonais postérieurs à 1600 et donc influencés par le bouddhisme qui est originaire d’Inde. Ainsi, ni la Chine, ni le Japon ne sont donc totalement étrangers aux grandes dynamiques de la civilisation indienne. Or, Chine, Inde et Japon constituent une part déjà importante du PIB mondial. Le poids de la Chine et de l’Inde dans l’économie de notre planète va croître fortement d’ici 2030. L’Occident ne doit pas rester en marge de ce mouvement.

Transcrire en des termes relevant des civilisations indiennes ou chinoises une dynamique née en Occident permet de valoriser celle-ci tout en donnant l’espérance de pouvoir les transmettre plus facilement dans les espaces où se trouveront nombre des décideurs de demain.

Cela nous permet aussi d’éviter l’arrogance des petites sectes élitistes occidentales dont le slogan préféré est « t’es nul ! » alors qu’elles refusent toute évaluation des logiques qu’elles proposent. Jean-Joseph BOILLOT a d’ailleurs rappelé son étonnement et sa lassitude face à ce fameux « t’es nul ! » si souvent employé en France.




jeudi 13 novembre 2014

La vie liquide de Zygmunt BAUMAN

Parfois, les sujets que l’on se garde bien d’aborder en disent bien plus long sur soi que les phraséologies que l’on use jusqu’à la corde.

Ainsi, on ne peut que regretter la rareté des références à Zygmunt BAUMAN dans les universités et les médias français.

Cet auteur a dégagé un concept essentiel et particulièrement éclairant sur les problématiques actuelles. C’est la « vie liquide » (Zygmunt BAUMAN, La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, Rodez, 2006, 2005 éd. Originale, trad. Christophe ROSSON, 203 p.).




La liquidité se définit par des changements de modes d’action trop rapides pour que se créent des habitudes (La Vie liquide, p. 7).

Ainsi, « La vie liquide est précaire, vécue dans des conditions d’incertitude croissante » (La Vie liquide, p. 8).

La foi en l’avenir diminue. La croyance en des mouvements collectifs susceptibles de changer en mieux le monde s’étiole. Cela induit un relâchement des attachements et une révocabilité de l’engagement. Dès lors, la quête des gains individuels prime sur la recherche du bien commun.

« La vie liquide dote le monde extérieur, en fait tout ce qui dans le monde ne fait pas partie du moi – d’une valeur essentiellement instrumentale » (La Vie liquide, p. 19).

Parallèlement, le fait que d’autres, dans le monde, soient capables de se sacrifier pour une cause devient incompréhensible, alors même que l’utopie de la bonne société recule (La Vie liquide, p. 55).

En résumé, « Alors que la société moderne liquide avance, avec son consumérisme endémique, martyrs et héros battent en retraite » (La Vie liquide, p. 63).

Ce n’est toutefois pas un processus historique achevé et nul ne peut prédire comment il évoluera. L’évolution vers la vie liquide n’est donc pas forcément inexorable.

En tout état de cause, les créatifs culturels ne sont pas les ennemis de ce processus de vie liquide prôné par les managers du système de la consommation. Zygmunt BAUMAN parle de rivalité fraternelle entre les deux univers (La Vie liquide, p. 74).

En effet, les « créatifs culturels » constituent un groupe repéré par des auteurs américains (Paul H. RAY, « The Cultural Creatives », in The Potential for a New, Emerging Culture in the US, 2008, https://www.wisdomuniversity.org/CCsReport2008SurveyV3.pdf) et T W ADORNO, Culture and Administration, 1991, cité par Zygmunt BAUMAN, L’Ethique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ? Climats, traduction Christophe ROSSON, 2009, 2008 édition originale, p. 224). Eric DUPIN (http://bit.ly/1sUAvLI) reprend l’expression par l’intermédiaire de Claude MICHEL qui a édité des auteurs s’inspirant des penseurs précités.

Même si les créatifs culturels critiquent la tyrannie de la consommation, ils pensent pouvoir changer la société en se repliant sur de petites enclaves exemplaires au plan environnemental grâce à des subventions publiques (voir Droits et construction sociale, n° 50, 3 novembre 2014, pages 18 à 20). Cela ne gène en rien les grandes sociétés commerciales puisqu’elles gardent ainsi sous leur coupe la grande majorité de la population. De même, les gouvernants peuvent alors se dédouaner grâce à des opérations symboliques sans changer les grands équilibres du système.

Le procédé est ancien, en Orient comme en Occident. Pour atténuer le rejet que suscite un monde moralement à la dérive, des îlots modèles sont constitués. Les monastères chrétiens médiévaux, ou les temples bouddhistes au Japon avant le XVIIe siècle, ont eu ce rôle, en sachant qu’ils permettaient aux dirigeants qui avaient participé aux dérives les plus graves de se racheter une conduite à leurs propres yeux en faisant retraite.

Ainsi, les grands groupes financiers peuvent souhaiter une société de citoyens moutons menacés par des criminels loups mais protégés par des policiers chiens de bergers (La Vie liquide, p. 93), le tout avec quelques zoos symboliques gérés par des créatifs culturels pour faire rêver les moutons.

Le très grand danger de cet univers fondé sur la vie liquide est la montée d’une opposition entre ceux qui croient dans la valeur des sacrifices et qui veulent à tout prix une société stable, quitte à donner leur vie pour cela, et ceux qui acceptent la perspective individualiste d’un monde flou dont on voit mal la direction dans laquelle il va.

La société se divise alors en deux. D’un côté, les financiers, les commerciaux, les élites dirigeantes et les créatifs culturels, qui semblent tous incapables de faire face aux processus négatifs à l’œuvre. De l’autre, les citoyens dotés de l’esprit de sacrifice prêts à se dévouer pour garantir le maintien d’un système lisible.

Zygmunt BAUMAN, qui a connu la seconde guerre mondiale et a dû fuir les persécutions nazies, sait à quoi ce genre de choses peut conduire et nous le rappelle. A oublier la majorité de la population confrontée à des injustices, on prend le risque de voir celle-ci s’attacher à un idéal d’ordre fixe, identitaire et vengeur excluant tous ceux qui symbolisent, à tort ou à raison, l’instabilité et l’irrespect par rapport aux sacrifices consentis par la majorité.

Au sens étymologique, le sacrifice permet de mettre les gens à part. Quand Zygmunt BAUMAN parle des homines sacri exlus de la consommation aujourd’hui (La Vie liquide, p. 133), il souligne la dangerosité de ce processus sacrificiel. Si la majorité de ceux qui sont exclus du pouvoir et des subventions se ressent comme à part au plan identitaire, il lui est possible de stigmatiser par opposition tous les profiteurs du système qui le rendent instable, qu’ils soient gouvernants, financiers, étrangers ou créatifs culturels.


Voilà pourquoi il est essentiel que nous reconnaissions tous combien nous dépendons les uns des autres pour notre présent et notre futur. Personne ne peut espérer s’abriter des orages qui éclatent ailleurs (La Vie liquide, p. 196). A défaut de nous rappeler cet impératif, nous risquons de générer des fractures sacrificielles dangereuses dans toutes les sociétés.

mardi 14 octobre 2014

Gemeinschaft und Gesellschaft par Ferdinand TÖNNIES

Gemeinschaft und Gesellschaft de Ferdinand TÖNNIES est un ouvrage majeur paru en 1887 qui a marqué la sociologie naissante (Community and Civil Society, 2001, Cambridge University Press, Cambridge, Royaume Uni, édité par Jose HARRIS et traduit par Marguaret HOLLIS, 266 p.).




L’argument principal de Ferdinand TÖNNIES, un auteur allemand, fut la promotion des groupes communautaires traditionnels. Dans le cadre de ces derniers, selon ce sociologue, l’union des volontés était perçue comme naturelle par les membres (voir p. 186). Une organisation basée sur ce principe était appelée par TÖNNIES : Gemeinschaft. Elle était vue comme découlant d’un état naturel ou originel de la vie commune (p. 22). Ce qui marquait ce mode d’action collective était donc le fait que chacun jugeait que ce qu’il avait à y faire relevait de l’évidence. Tout membre y considérait instinctivement que ses propres intérêts étaient en parfaite harmonie avec ceux du groupe.

A l’opposé, les groupes artificiels (p. 179) où les membres étaient contraints par la volonté arbitraire d’un pouvoir unificateur (p. 186) relevaient d’une organisation dénommée par TÖNNIES : Gesellschaft. On notera que ce terme allemand définit aujourd’hui une société en général. Dans le mode de fonctionnement décrit à ce titre par TÖNNIES, les échanges avec les autres étaient basés sur le contrat (p. 58). Toutefois, du fait d’une défiance que chacun éprouve à l’égard de l’autre, on essayait de tromper son prochain et l’on redoutait d’être trompé par lui (p. 52). Le monde de la Gesellschaft était celui des marchands et des usuriers (p. 70).

La propriété privée absolue (et indifférente aux autres) relève de ce dernier système (p. 221) tout comme la consommation guidée par le plaisir (p. 256) et le dirigisme étatique visant à protéger par la force des contrats dont la conclusion repose sur la tromperie ou la contrainte économique (p. 247).

TÖNNIES considérait clairement que la Gemeinschaft correspondait à un idéal qu’il fallait retrouver, alors que la Gesellschaft conduisait au désastre (p. 256). Toute l’histoire du monde pouvait se résumer à l’opposition entre ces deux tendances selon TÖNNIES (pp. 260-261).

Toutefois, TÖNNIES n’était pas naïf et n’oubliait pas que la volonté calculatrice n’est pas forcément étrangère à la volonté perçue comme naturelle (p. 116). Ce qui relève de l’évidence pour un agent social peut aussi correspondre à ce qu’il estime être son intérêt bien compris. C’est d’ailleurs à ce moment-là que la force du modèle de la Gemeinschaft se manifeste le plus.

Max WEBER ne dit pas autre chose, dans le célèbre ouvrage paru en 1921 intitulé Wirtschaft und Gesellschaft (Economie et Société, 1/ Les catégories de la sociologie, édition originale Plon 1971, Pocket 1995, Paris, 411 p., et 2/ L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, édition originale Plon 1971, Pocket 1995, 425 p.)

Dans l’idéal, la Vergemeinschaftung, la constitution de communautés où les volontés des membres sont parfaitement harmonisées, est l’antithèse absolue de la lutte entre agents sociaux. Dans les faits, essayer de construire un groupe relevant de la Gemeinschaft peut-être le meilleur moyen de lutter pour imposer sa propre volonté aux autres agents sans qu’ils ne s’en rendent compte, et en permettant ainsi qu’ils y adhèrent spontanément. C’est donc une forme de lutte « moins brutale » (p. 80).

L’opposition entre copropriété et habitat participatif recouvre exactement ces débats.

La copropriété est la manifestation la plus flamboyante de la Gesellschaft, selon TÖNNIES. Elle a été fondée en 1965 sur l’idée d’attirer dans des structures collectives les ménages en leur promettant la propriété individuelle des appartements, sans trop insister sur le poids de l’organisation collective (voir Droits et construction sociale, n° 41, 09 juin 2014, pp. 6 à 9). On repère bien là l’intention de lier les autres dans un contrat où ils seront subrepticement contraints d’accepter un cadre dont ils découvriront la lourdeur ultérieurement, d’autant que ce cadre évolue négativement.

Ce type de déception génère naturellement de la défiance et une crispation des relations entre membres du groupe, d’où la nécessité pour l’Etat d’intervenir toujours plus pour aggraver de manière imprévisible le poids du statut de la copropriété. Ainsi s’explique l’accentuation du pouvoir de contrainte des majorités. De la même manière, c’est cela qui motive la mutation incessante des normes (voir l’excellente analyse de Christian ATIAS, « Il est confirmé que les politiques du logement et de l’urbanisme inspirent la conception de la copropriété », Informations Rapides de la Copropriété, n° 602, octobre 2014, pp. 6 et 7)

L’habitat participatif, à l’opposé, constituerait, selon ses partisans, et notamment Cécile DUFLOT, un habitat choisi, par opposition à un habitat subi (http://www.dailymotion.com/video/xvbfkf_rencontres-nationales-de-l-habitat-participatif-message-de-cecile-duflot_news).

C’est donc clairement l’idée d’une forme de Vergemeinschaftung qui est sous-jacente au processus de l’habitat participatif. Le législateur de la loi ALUR a rêvé de constituer des groupes où la dimension collective soit vécue instinctivement comme positive.

Toutefois, en refusant de se positionner tant par rapport aux écrits de TÖNNIES que par rapport à ceux de Max WEBER, le législateur a pris un risque. Alors que les parlementaires rêvaient de reprendre par ce biais le contrôle d’une population qui lui échappe, il se retrouve à prôner une démarche qui constitue une remise en cause cinglante du système existant.

Un groupe relevant du concept de Gemeinschaft ne tombe pas du ciel. Certes, il conduit les participants à faire des sacrifices, même quand ils ne les avaient pas anticipés. Toutefois, jouer avec ce concept revient à prôner la constitution de communautés identitaires où, certes, les membres sont prêts à sacrifier leurs intérêts immédiats, mais où ils aspirent avant tout à la continuité du groupe reposant sur une identité collective, une culture commune.

La survie du groupe a une valeur en elle-même et c’est cela qui motive l’investissement, mais ce n’est certainement pas une bonne nouvelle pour le pouvoir politique qui doit, lui aussi, se soumettre à l’identité culturelle concernée s’il ne souhaite pas perdre toute légitimité. Une telle approche est à l’opposé tant du consumérisme que des conceptions classiques de l’interventionnisme étatique, de l’égalité républicaine et du refus des discriminations. Parler de Gemeinschaft implique toujours une discrimination radicale entre ceux qui acceptent la discipline sacrificielle pour maintenir un mode de fonctionnement collectif sain et ceux qui relèvent de la société trompeuse, consumériste et despotique.

Le législateur de la loi ALUR aurait mieux fait de se poser ces questions en amont. Toutefois, cela impliquait d’accorder du crédit à des auteurs ayant beaucoup travaillé, et de manière sérieuse, sur ces sujets. On pense, notamment, au groupe de recherche ALTERPROP (http://alter-prop.crevilles-dev.org/), au groupe E2=HP2 (http://eco-sol-brest.net/Le-financement-de-l-habitat.html) Dans une perspective de lutte des places, ceux qui se situent dans une dynamique d’appareil ont convaincu les parlementaires de pratiquer plutôt une forme d’autisme.

Certes, on a prétendu consulter les chercheurs sérieux et les militants qui souhaitent réellement construire la concorde sociale. Pour autant, on ne les a pas vraiment écoutés. Le refus de faire le bilan des expériences passées dans l’étude d’impact de la loi ALUR est caractéristique de cette stratégie, alors même que les militants sincères de l’habitat participatif sont prêts à un débat public sur ce point et qu’ils font beaucoup d’efforts pour rester déférents et positifs (http://habitatparticipatif-paca.net/index.php/2-non-categorise/47-compte-rendu-des-journees-nationales-de-l-habitat-participatif-21-juin-2014).

En fait, les prisonniers des dynamiques d’appareil veulent se constituer un statut à tout prix pour en jouir sans entraves sans se soucier du reste du monde, exactement dans la perspective de ce que dénonçait TÖNNIES. Ces promoteurs de modèles statutaires rigides souhaitent y attirer la population afin de l’y piéger. Ensuite, les cadres statutaires pourront évoluer négativement sous la direction d’autorités pas forcément bienveillantes. Une fois de plus, les populations seront déçues. Une fois de plus, les impératifs liés aux réalités seront ignorés.

Voilà pourquoi les statuts sont des pièges. D’abord, ils nuisent à ceux qui doivent en assumer le coût. Ensuite, ils condamnent à l’inadaptation ceux qui s’emprisonnant dans l’esprit de rente.

Souhaitons que les militants sincères de l’habitat participatif puissent échapper à ce piège-là. Souhaitons surtout que, si des dynamiques d’appareil continuent à être à l’œuvre, elles n’entraînent pas dans leur discrédit les défenseurs sincères des alternatives novatrices.

Enfin, beaucoup souhaiteraient une conception œcuménique, voire bon enfant, de la dynamique de l’habitat participatif, en mettant la poussière sous le tapi. Cela peut se comprendre dans une perspective d’acquisition de la notoriété à tout prix. Qu’ils sachent, néanmoins, qu’ils finiront toujours par éternuer. En effet, la population visée, c’est-à-dire les déçus du système actuel, constitue justement le groupe des personnes les plus promptes à soulever les tapis pour voir ce qu’il y a dessous.


Donner une image lisse à n’importe quel prix ne conduit nulle part lorsque ladite image est problématique. Dès maintenant, des adversaires de la dynamique de l’habitat participatif posent de dures questions sur la tendance au sectarisme et à l’élitisme. Un jour ou l’autre, il faudra bien y répondre.

lundi 22 septembre 2014

Les défricheurs d’Eric DUPIN

Un livre remarquable vient de paraître il y a dix jours, dans cette rentrée décidément chargée.

Le journaliste indépendant Eric DUPIN (ayant travaillé pour l’Evènement du Jeudi, Marianne, Rue 89, le Figaro et Le Monde Diplomatique) a signé Les Défricheurs, voyage dans la France qui innove vraiment, La Découverte, Cahiers libres, 278 p., 2014, Paris




L’introduction est disponible en ligne (http://ericdupin.blogs.com/ld/).

Cet ouvrage a reçu l’approbation d’un militant d’EELV sur le site de ce parti (http://eelv.fr/2014/09/11/bifurquer-defricher-et-apres/).

On notera qu’Eric DUPIN a été un proche du CERES (animé par des alliés de Jean-Pierre CHEVÈNEMENT) alors que Christophe GUILLUY est aujourd’hui un compagnon de route de l’ancien maire de Belfort. Pourtant, Eric DUPIN ne partage pas les mêmes positions que Christophe GUILLUY.

Eric DUPIN s’intéresse aux 17 % de Français (selon un sondage, voir Les Défricheurs p. 9) « privilégiant la coopération sur la compétition, l’être sur le paraître, la connaissance de soi sur la domination des autres ».

Eric DUPIN appelle ces Français les « créatifs culturels » selon une expression d’Yves MICHEL, maire divers-gauche d’Eourres dans les Hautes-Alpes (Les Défricheurs, p. 262).

Pourtant, c’est bel et bien un livre sur les coopérateurs en tant qu’ils souhaitent construire une société alternative dont il s’agit.

Le souhait de ces innovateurs contemporains est conforme aux projets de John BELLERS au XVIIe siècle et Robert OWEN au XIXe siècle, que, certes, Eric DUPIN ne cite pas, car il se consacre uniquement aux acteurs de notre temps.

L’ouvrage est une succession de portraits et rend compte de nombreux entretiens. L’axe choisi est résolument journalistique et n’inclut ni une analyse historique référencée, ni une étude juridique étayée des concepts maniés. L’abondante littérature sociologique disponible n’est pas évoquée.

Qu’importe car le propos est toujours intéressant et la réflexion pleine de bon sens. Chacun sera libre d’approfondir le sujet ultérieurement.

D’abord, Eric DUPIN rompt avec le pessimisme ambiant en montrant le dynamisme et la diversité de cette France qui veut construire une alternative à l’hyper-individualisme, au présentéisme et au relativisme (Les Défricheurs, p. 223).

Avec raison, Eric DUPIN montre le poids des penseurs de la décroissance, (Les Défricheurs, pp. 225 à 233), d’EELV (Les Défricheurs, pp. 41, 43, 59, 240 notamment), des anciens du PSU (Les Défricheurs, pp. 55 et 155 notamment) et de la mouvance anarchiste (Les Défricheurs, p. 79) dans ces approches mais montre aussi qu’elles concernent des entrepreneurs bon teint qui sont heureux de se libérer de la pression des actionnaires (Les Défricheurs, p. 201).

On notera le succès de l’entreprise ACOME, 1400 salariés, qui existe sous la forme coopérative depuis 82 ans et de SOPELEC, 2300 salariés, fondée il y a 41 ans, même si cette dernière s’inscrit désormais dans une stratégie de groupe pas forcément intégralement coopérative (Les Défricheurs, p. 187).

Eric DUPIN a le mérite de montrer que le modèle de vie coopératif, et c’est le cœur du sujet, ne relève pas seulement du rêve mais peut fonctionner au plan économique.

Eric DUPIN est enthousiaste, notamment concernant l’habitat participatif qu’il estime peu développé par rapport à la Suisse et l’Europe du nord (Les Défricheurs, p. 156). On note, avec plaisir, les propos de Pierre-Yves JAN (PARASOL à Rennes, http://www.hg-rennes.org/) qui insiste sur le fait que l’on ne peut réussir seul dans ces démarches et sur l’importance qu’il y a à croiser les regards. C’est le principe du regard croisé sur lequel insiste le présent blog depuis sa création concernant l’identité coopérative.

Enfin, l’auteur a la sagesse de montrer le talon d’Achille de ces dynamiques, à savoir une tendance à l’élitisme (Les Défricheurs, pp. 59, 177 et 267), la tentation du repli par rapport à une société perçue comme hostile (Les Défricheurs, p. 269) et l’invisibilité qui en découle (Les Défricheurs, p. 13).

La vision un peu catastrophiste qu'ont ces coopérateurs alternatifs sur la société leur donne parfois une image sectaire (Les Défricheurs, p. 32). A ce propos, Eric DUPIN a raison de dire qu’il n’est pas sain de compter sur l’effondrement de notre univers contemporain car un désastre social a souvent des effets régressifs et favorise l’avènement d’un pouvoir autoritaire (Les Défricheurs, p. 271).

En conclusion, sans verser dans l’idéalisme niais (Les Défricheurs, p. 158), l’ouvrage souligne le caractère insuffisant des appels au progrès fondés sur la promesse de croissance et le rêve d’une société idéale (Les Défricheurs, p. 273).

La seule petite réserve que l’on peut avoir concerne la reprise de propos parfois assez piquants des membres de la mouvance alternative les uns contre les autres. Les journalistes sont toujours friands de ce genre d’échanges. On espère que ces phrases seront bien assumées par ceux auxquelles elles sont attribuées.

Néanmoins, là n’est pas l’essentiel. Eric DUPIN nous dresse un portrait stimulant d’une France qui souhaite innover tout en restant réaliste, notamment concernant la crise de la participation dans les sociétés coopératives (Les Défricheurs, p. 187). Merci à lui pour ce bel effort.

A nous tous de relever le défi, et de conduire la France périphérique, qui se sent marginalisée par le système, à comprendre qu’elle dispose d’une véritable alternative !

Le chemin sera difficile, car les bénéficiaires du système actuel ne se laisseront pas faire. L’habitat alternatif, ainsi, rencontre des résistances car il bouscule les intérêts bien compris et les habitudes établies. Comme le dit Eric DUPIN, « cette société doit être bien fragile pour se sentir menacée par quelques milliers de yourtes » (Les Défricheurs, p. 36).

samedi 20 septembre 2014

La France périphérique de Christophe GUILLUY

Ainsi, le 17 septembre 2014 est sorti le dernier ouvrage de Christophe GUILLUY intitulé La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion, Paris, 185 p.).




Le livre semble se vendre comme des petits pains. Tant mieux pour l’auteur ! Que ses fans se rassurent : il est droit dans ses bottes ! La thèse des Fractures françaises est préservée dans ses grandes lignes, d’autant que Christophe GUILLUY l’expose dans les médias inlassablement depuis 4 ans (www.esprit.presse.fr/archive/review/rt_download.php?code=37407) et a même récemment été reçu à l’Elysée (http://www.courrierdesmaires.fr/26624/christophe-guilluy-geographe-la-france-peripherique-60-de-la-population-est-invisible-aux-yeux-des-elites/).

Les accusations de simplisme (http://www.laviedesidees.fr/Le-periurbain-France-du-repli.html) ne lui font ni chaud ni froid et ses provocations continuent, notamment concernant son appel quasiment explicite à une alliance entre le parti socialiste et le Front National (http://elections.lefigaro.fr/presidentielle-2012/2012/04/25/01039-20120425ARTFIG00592-christophe-guilluyle-second-tour-reste-ouvert.php).

L’idée que les classes populaires issue de la majorité invisible fragilisée sont poussées à la périphérie des métropoles, sont coincées par le retournement du marché foncier et ainsi jetées dans les bras du Front National est ressassée par l’auteur (http://www.lejdd.fr/Politique/Le-geographe-Christophe-Guilluy-Le-FN-a-une-marge-de-progression-immense-dans-l-ouest-de-la-France-635740), tout comme l’idée que la notion de classe moyenne est un mythe inventé par l’élite pour stigmatiser comme une bande de privilégiés égoïstes la France périphérique et maintenir celle-ci dans la précarité et la violence sociale.

Néanmoins, le succès de cet ouvrage est mérité.

D’abord, il est en phase avec les avis de certains penseurs qui ne sont manifestement pas du même bord politique, comme Camille PEUGNY (http://www.inegalites.fr/spip.php?article1755) qu’aime citer Cécile DUFLOT (voir la contribution de cette dernière sur la France de 2025) (http://www.lefigaro.fr/politique/2013/08/16/01002-20130816ARTFIG00430-la-france-de-2025-les-copies-des-ministres-corrigees-par-un-expert.php). Laurent JOFFRIN approuve également le coup de pied dans la fourmilière que donne Christophe GUILLUY (http://www.liberation.fr/livres/2014/09/12/le-crime-des-bobos_1099285).

Ensuite, l’auteur souligne avec raison l’impossibilité de demander à des acteurs un investissement dans l’action collective si c’est pour qu'ils se fassent exploiter par des consuméristes et des individualistes qui ne jouent jamais le jeu.

Les citoyens auxquels on demande ainsi de se sacrifier, avant de les punir au plan économique pour avoir fait ce sacrifice, sont placés dans une injonction paradoxale (voir Droits et construction sociale n° 13, 28 août 2012, pp. 12-13) et réagissent logiquement par la fuite.

De surcroît, nul ne se sacrifie sans que la dynamique impliquée par cet effort soit profitable au moins à la collectivité. Récompenser le mal n’est certainement pas favorable au bien commun. Les Fractures françaises et La France périphérique décrivent en fait, et avec raison, là encore, une fracture sacrificielle.

Les copropriétés où les majorités des assemblées générales et les occupants se comportent mal évincent ceux qui auraient pu s’investir dans une action collective. Ceux qui auraient le malheur de ne pas partir continueraient à subir une pression économique, sociale et fiscale violente tout en vivant dans un environnement qui les rendrait incapables de répondre à ces pressions. La mutualisation qui protège les fautifs n’est moralement pas défendable.

Ensuite, les pouvoirs publics se plaignent de la montée du modèle pavillonnaire, de l’impopularité de la classe politique et du fait que ces copropriétés deviennent ingérables. A qui la faute ? On peut repérer la même logique par rapport à l’insécurité ou à la carte scolaire. Ceux auxquels on demande d’être performants constamment et de se former ne peuvent rester dans des lieux où leur vie devient infernale et où ils sont empêchés de s’instruire du fait de la violence.

Le diagnostic de Christophe GUILLUY est donc correct, malgré son caractère iconoclaste, d’où son succès, notamment dans les cercles des Français marginalisés par les élites.

Tout le problème réside dans la solution qu’il propose, à savoir la victimisation consumériste de la France périphérique et l’attente du sauveur.

En effet, dans La France périphérique, sa thèse reste la même que dans les Fractures françaises, à savoir la récrimination contre les bénéficiaires de la mondialisation qui laissent de côté les malheureux membres de la majorité invisible. La notion de classe moyenne a volé en éclats et ne sert qu’à justifier la stigmatisation de la France périphérique. Cette fois-ci, l’accent est mis sur les conséquences politiques de cette fracture avec des explications du vote (La France périphérique, pp. 63-67) et des prophéties sur l’avenir des partis (La France périphérique, pp. 83-87). Les méchantes élites ne cessent de vouloir museler le peuple, à l’image de Viviane REDING qui veut refuser le droit aux électeurs britanniques de se prononcer sur leur sortie de l’Union européenne (La France périphérique, p. 92).

L’auteur persiste dans sa vision colorée de la France (en Noirs et Blancs pour être ‘‘clair’’, si l’on peut dire). A cette occasion, il crée la distinction entre la gauche d’en haut, sociétale et blanche, et la gauche d’en bas, dans les DOM TOM ainsi que parmi les Musulmans, tous peu favorables au mariage pour tous (La France périphérique, p. 104).

Les Bonnets rouges sont mobilisés pour illustrer la France périphérique prétendument marginalisée (p. 53) (alors qu’il y a parmi eux des chefs d’entreprises dont les sociétés sont intégrées à l’économie monde, d’où les coûts de transport contre lesquels ils protestent, d’ailleurs…).

Sinon, l’auteur se répète un peu par rapport aux Fractures françaises. Ainsi, il cite à nouveau, de manière toujours aussi allusive, PUTNAM, (La France périphérique, p. 169) en ne faisant référence qu’à un article de Jean-Louis THIEBAULT de 2003 paru à la Revue Internationale de Politique Comparée (2003/3, vol. 10, « Les travaux de Robert D. Putnam sur la confiance, le capital social, l’engagement civique et la politique comparée », pp. 341 à 355).

Alors que ce dernier article est excellent et nuancé, Christophe GUILLUY continue à avoir de PUTNAM (dont on se demande s’il l’a lu dans le texte) une vision plus que sommaire. Les personnes qui vivraient dans des quartiers où les populations sont diverses s’engageraient moins.

Comme le dit THIEBAULT dans son article, PUTNAM n’a jamais considéré le déficit d’engagement comme une fatalité, puisqu’il s’intéresse à la façon dont on peut reconstruire des liens civiques aux Etats-Unis (article, p. 351). De plus, lorsqu’il constate un affaiblissement de la capacité à l’engagement collectif, il la lie à un manque de culture des personnes qui ne s’engagent pas plutôt qu’à une anxiété liée à la présence de populations d’origines diverses (voir article, pp. 346 et 350). Celui qui est habitué à tout attendre d’un chef ne sait pas s’incorporer à une action collective, comme PUTNAM l’a montré en étudiant les différentes cultures régionales italiennes.

A ce titre, il est dommage que Christophe GUILLUY n’ait pas lu avec plus d’attention la source qu’il cite (et qu’il n’ait pas consacré de plus longs développements à PUTNAM ainsi qu’à ses œuvres).

Christophe GUILLUY considère comme une malheur inévitable le fait que la mobilité internationale la plus forte soit celle des diplômés (La France périphérique, p. 74). De la même manière, il valide les thèses de Terra Nova (La France périphérique, p. 76) sur le divorce entre l'élite de gauche, toujours plus sociétale, et le peuple, en prétendant la séparation irréversible.

PUTNAM, dont Christophe GUILLUY dit s’inspirer, n’a jamais été aussi péremptoire. L’auteur américain insiste notamment sur la notion de coopération et sur l’importance de la réciprocité pour pouvoir créer des liens civiques. On aurait aimé que l’ouvrage La France périphérique se penche sérieusement sur cette question.

En effet, assez paradoxalement, la principale faiblesse de la thèse de Christophe GUILLUY est l’incapacité à penser la reconstruction d’un lien social. Cet auteur est pourtant membre du conseil scientifique de la fondation Res Publica de Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, qui prône l’égalité républicaine et le civisme à longueur de pages. Or, la France périphérique est présentée par Christophe GUILLUY comme un monde pavillonnaire peuplé par une majorité invisible. Pire, cette dernière se ressent comme la victime de la mondialisation et Christophe GUILLUY l’encourage dans cette démarche pleurnicharde. Est-ce très sain de se penser perpétuellement en victime ?

Bien entendu, chacun a pu subir des injustices, et il est légitime d’en parler, car elles constituent un élément fondamental, non seulement pour soi, mais aussi pour ceux avec lesquels on est en relation et qui ont été affectés indirectement par ces injustices. Le syndic de copropriété qui cause un préjudice à un copropriétaire nuit à toute la famille de celui-ci. Est-ce une raison pour que le copropriétaire ou sa famille commettent des délits dans la rue ? Certainement pas. Le mal que l’on a subi ne justifie pas que l’on commette un mal plus grand encore.

Etre républicain, cela implique de dégager un processus qui incorpore l’ensemble de la société afin d’atteindre le bien commun. Rien n’oblige à assurer l’impunité des mafieux ou des agioteurs, certes, mais ce qui doit animer les citoyens, c’est le sens du devoir et le souci d’atteindre des buts légitimes par les voies les plus justes possibles.

La coopération basée sur la réciprocité, que prône PUTNAM, est justement le moyen de parvenir à cet objectif. Même la France périphérique est en contact avec le monde. Elle consomme de l’énergie venue d’ailleurs. Son impact environnemental influera sur les autres pays.

Le membre de la « majorité invisible » qui regarde TF1 sur sa télévision fabriquée en Chine n’en n’a peut-être rien à faire des Chinois, mais il a interagi avec eux, qu’il le veuille ou non. Dès lors, celui qui bénéficie d’un service ou d’un bien est-il prêt ou capable de travailler aussi durement que ceux qui ont fourni ce bien ou ce service ? Ou souhaite-t-il, après avoir consommé, se séparer radicalement du producteur en se plaçant sous la domination d’un chef charismatique qui fermera les frontières ?


Telle est l’implication du choix entre réciprocité, d’un côté, et consumérisme victimaire, de l’autre.

vendredi 19 septembre 2014

Fractures françaises de Christophe GUILLUY

Le journal Libération a consacré sa Une ainsi qu’un dossier de 5 pages à Christophe GUILLUY le 17 septembre 2014 pour la sortie de son nouveau livre, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion).

Cet auteur, qui se réclame de la gauche mais se présente comme un « lonesome cowboy », dit, selon Libération, avoir été longtemps partisan d’Arlette LAGUILLER. Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis. Et visiblement, Christophe GUILLUY n’est pas un imbécile.

L'idée principale de cet auteur a été posée par son célèbre livre Fractures françaises (Champs Essais, Flammarion, 2013, édition originale 2010, Paris, 186 p.). 




Le présent blog a pu être ressenti par certains comme reprenant les thèses de Christophe GUILLUY. En ces temps où ce dernier occupe à nouveau les premières pages des journaux, il est nécessaire d’apporter certaines précisions en rendant compte de cet ouvrage.

Les points communs entre les idées véhiculées ici et celles de Christophe GUILLUY sont au nombre de trois :

1/ L’idée que certaines catégories de la population sont éloignées pour éviter qu’elles n’expriment leur mécontentement là où des protestations pourraient gêner. Pour camoufler ces conflits d’intérêts et autres violences sociales, il est pratiqué un faux consensus (Fractures françaises, p. 9)

2/ Le rejet de l’hypocrisie moraliste. Beaucoup souhaitent imposer aux autres des règles qu’ils ne respectent pas eux-mêmes. Ainsi, divers acteurs veulent se donner bonne conscience et nuire à ceux qui pourraient leur faire concurrence (Fractures françaises, pp. 102 et 142 à 148)

3/ On peut constater que des populations marginalisées parviennent à faire émerger une alternative aux difficultés du moment en construisant une contre-culture qui s’écrit en dehors de la classe politique (Fractures françaises, pp. 180-181) basée sur un plus fort ancrage territorial (Fractures françaises, pp. 153-154)

Christophe GUILLUY a un sens de la formule évident et s’exprime de manière claire. Le constat, par exemple, du fait que les mouvements sociaux les plus importants impliquent des personnes protégées des effets de la mondialisation et liées aux autorités publiques est pertinent (Fractures françaises, p. 88).

Toutefois, il aime s’en prendre à des groupes en bloc sans toujours beaucoup de nuances, d’où des diatribes contre les bobos que, manifestement, il n’apprécie pas (Fractures françaises, p. 145 sur Boboland, et p. 95 sur le ‘‘bobo explorateur’’ opérant une violente conquête patrimoniale des quartiers métropolitains antérieurement populaires). La dénonciation légitime des violences sociales et des vraies précarités tourne parfois au misérabilisme (notamment à propos des salariés du privé menacés par les délocalisations, voir Fractures françaises, pp. 81 et 114 à 115).

L’ouvrage, au fond, s’inscrit dans un refus de l’action collective équilibrée et fondée sur un respect des participants auxquels il convient de donner des garanties objectives. C’est surtout en cela que Christophe GUILLUY s’oppose au LGOC.

Les principes énoncés sur ce blog pour une coopération authentique (vérification, intermédiation, réciprocité, regard croisé, rotation) sont donc refusés par cet auteur, ce qui n’est pas sans conséquence sur le climat délétère qui règne dans le débat public français. Christophe GUILLUY enferme les populations dont il se dit proche dans le désespoir et l’impuissance.

1/ Refus de la vérification

Christophe GUILLUY nage constamment dans la généralisation abusive, avec des formules qui frôlent le ridicule tellement elles sont excessives, le tout sans jamais citer ses références. Si ses lecteurs l’imitent dans un tel sectarisme, ils ne devront pas s’étonner de ne pouvoir s’associer aux autres.

Ainsi, l’auteur accable les sociologues et leur attention excessive quant aux banlieues sans citer aucune source (p. 21).

De la même manière, il fustige les opérations fortes menées par la police dans les quartiers difficiles en prétendant qu’elles « ne servent strictement à rien » d’après « tous les criminologues », sans citation, là encore (p. 28). Espérons qu’il a lu « tous » les criminologues…

On peut aussi noter l’affirmation péremptoire selon laquelle en 2007 le vote Ségolène ROYAL était celui des quartiers aux populations d’origine étrangère alors que le vote Nicolas SARKOZY aurait été antimondialiste et anti-immigré (p. 174). En effet, il doit y avoir beaucoup d’étrangers à Melle en Poitou et beaucoup d’antimondialistes à Neuilly… Une fois encore, aucune référence n’est donnée.

Enfin, Christophe GUILLUY cite PUTNAM de manière naïve et manichéenne en prétendant que cet auteur démontre combien les personnes qui vivent dans des quartiers composites au plan ethnique ont tendance à se retirer de la vie sociale par défiance à l’égard des autres (pp. 128-129). Le bulletin du LGOC n° 20 (26 novembre 2012, p. 3 pour la bibliographie) a montré qu’il ne convient pas d’avoir une vision aussi simpliste de la théorie de la constriction, car des identités communes peuvent toujours être construites et la diversité des origines sur un espace n’implique pas forcément une juxtaposition angoissante de populations vivant dans la méfiance.

2/ Le refus de l’intermédiation

En fait, cette absence de rigueur méthodologique est assumée. Christophe GUILLUY verse volontairement dans la provocation pour donner plus de retentissement à ses thèses, quitte à fustiger des personnes dont lui et ses lecteurs profitent. Quand on vit dans une même société que les autres et que l’on consomme ce qu’ils produisent, il faut savoir les respecter, quitte à leur permettre de s’organiser pour échanger avec eux sur les désaccords légitimes qui peuvent survenir.

A l’inverse, la captation violente exercée sur des individus sur fond de diabolisation du groupe d’appartenance auquel ils sont assignés représente une violence illégitime, d’où l’importance des intermédiaires pour protéger les individus dans une société de récrimination consumériste. Christophe GUILLUY ne voit pas les choses sous cet angle, et expose tout particulièrement les « minorités visibles » à la violence captatrice en les stigmatisant.

En effet, il oppose une France périphérique peuplée par une majorité invisible (pp. 107 à 125) à une France métropolitaine favorable à la mondialisation et reposant sur l’alliance entre la bourgeoisie bohème et les populations d’origine étrangère (pp. 98-99). Cette France métropolitaine rejette violemment les catégories populaires issues de la majorité invisible (p. 95). La coalition entre bohèmes et étrangers est censée prospérer grâce à la montée d’une insécurité physique, économique et culturelle infligée à la majorité invisible.

Christophe GUILLUY va plus loin, en se faisant l’apôtre d’une idéologie bien particulière, avec des formules accablantes (« Comment je suis devenu Blanc », p. 65) sur fond de déploration douteuse quant à une immigration qui ne serait plus maîtrisée (sans aucune étude sérieuse pour le démontrer si ce n’est des citations de Michèle TRIBALAT, dont on espère qu’elle est heureuse de cette récupération…) (p. 61).

L’angoisse concernant la substitution de la population (p. 68) et la peur de voir la France ressembler à la Réunion du fait de la montée de l’immigration venue d’Afrique (p. 59) s’ajoutent au lien péremptoire effectué entre délinquance et immigration (p. 49) sur fond de dénonciation d’une insécurité généralisée (p. 52) et des violences anti-Blancs (p. 166). Selon Christophe GUILLUY, les populations d’origine étrangère sont censées avoir bénéficié amplement des politiques urbaines (p. 87) qui servent à donner bonne conscience aux élites qui ne se penchent pas sur les malheurs des Blancs précarisés (p. 88). D’ailleurs, les couches supérieures maintiennent leur domination grâce aux couches populaires immigrées (p. 102) et à la pression à la baisse sur les salaires que ces populations d’origine étrangère permettent.

Bien évidemment, le Front National n’est pas du tout un parti fasciste (p. 173) pour cet auteur qui se garde bien de citer l’abondante littérature concernant ce mouvement politique.

Tout à son attitude iconoclaste, Christophe GUILLUY est fier d’avoir influencé Nicolas SARKOZY en 2012 et d’avoir été reçu par ce dernier. Suite aux commentaires que cette rencontre a suscitée, cet auteur réplique : « Ce jour-là, vu les réactions, j’aurais mieux fait de rencontrer Hitler » (Libération, 17 septembre 2014, p. 3, Cécile DAUMAS, « Guilluy, le Onfray de la géographie »). Cela se passe de commentaire…

Ainsi, il y a dans cet ouvrage un goût de l’affrontement verbal à l’encontre de catégories de personnes sans offrir à ces dernières la possibilité de débattre avec leurs opposants de manière civilisée grâce à des intermédiaires.

3/ Le refus de la réciprocité

Christophe GUILLUY verse également, et assez logiquement, dans la victimisation des malheureuses classes populaires de la majorité invisible (« lire ‘‘Blancs’’ » p. 148) chassées à la périphérie des centres urbains.

Le tableau tourne souvent aux sanglots du petit Blanc qui vit dans un habitat pavillonnaire méprisé par l’élite (pp. 123-124), est éloigné des zones économiques dynamiques (p. 109) et subit une forme d’assignation à résidence par la dévalorisation relative de son bien (p. 125). L’éloignement des territoires qui comptent (p. 98) induit une marginalisation au plan culturel (p. 105).

Tout ceci est lié à l’existence d’une coalition de méchants qui, de manière feutrée, imposent ces malheurs (p. 95) : « L’euphémisation de ce processus est emblématique d’une époque ‘‘libérale-libertaire’’ où le prédateur prend le plus souvent le visage de la tolérance et de l’empathie »

Les écologistes sont les symboles de cette évolution, comme le montre leur victoire de 2009 : « Les classes populaires et la question sociale étaient, et sont toujours, passées à la trappe. Ce spectacle indécent à un moment où le nombre de chômeurs explose préfigure peut-être l’avenir du champ politique : un combat en coton entre les tenants de la mondialisation libérale de gauche et les tenants de la mondialisation libérale de droite. Cette alliance objective entre libertarisme et libéralisme est aussi l’affaire d’une génération, celle des baby-boomers, une génération perdue dans le matérialisme et la confusion idéologique mais qui assume cette mondialisation »

L’ennemi est clairement identifié : ce sont les baby-boomers qui font du mal aux pauvres petits marginalisés de la France périphérique, pauvres au sens strict puisqu’il y a plus de misère dans le Cantal, en Corse ou dans l’Aude qu’en Seine-Saint-Denis (p. 117).

En bref, « du cœur de la ville industrielle aux périphéries périurbaines et rurales des métropoles mondialisées, les couches populaires apparaissent comme les grandes perdantes de la lutte des places » (p. 13). On notera, au passage, que Michel LUSSAULT, inventeur du concept de ‘‘lutte des places’’, et pourtant géographe comme Christophe GUILLUY, n’est pas cité.

Ce tableau pose problème puisqu’il définit des perdants un peu vite sans avoir évalué ce que chacun gagne ou perd dans l’équation sociale en fonction des efforts fournis.

Sur qui pèse l’effort d’adaptation à la modernité ? Qui en profite ? La France périphérique ne profite-t-elle pas aussi de la modernité ? Y contribue-t-elle autant qu’elle en profite ? Telles sont les questions que Christophe GUILLUY ne se pose pas, par peur de devoir y répondre…

4/ Le refus du regard croisé

Pour évaluer qui gagne quoi dans un échange civilisé, il est donc nécessaire d’opérer des vérifications et de disposer d’intermédiaires permettant de ne pas agresser ceux qui ont des intérêts différents. L’évaluation doit surtout être pluraliste, ce qui impose la prise en compte de la diversité des intérêts et non sa dissimulation.

A ce sujet, Christophe GUILLUY fait diversion. Les grands intérêts financiers, les notables, ainsi que tous les grands groupes qui profitent du consumérisme ne sont pas absents de la France périphérique. En fait, ils la dominent et l’utilisent pour asseoir leur domination sociale. La bourgeoisie bohème a bon dos. Quant aux écologistes, ils ne sont pas coupables de tous les maux.

En réalité, le discours sur les malheurs des classes moyennes précarisées est loin d’être absent du débat public et permet de consolider la domination exercée par certains acteurs qui veulent éliminer les contrepouvoirs et éviter toute évaluation pluraliste de leurs acquis.

Dire que TF1 est marginale serait assez osé. Prétendre que les propos lapidaires de Christophe GUILLUY lui-même n’ont pas d’influence serait manifestement inexact. La France périphérique devient l’univers dominant, et notamment pour l’attribution des deniers publics dans les infrastructures. La France périphérique est majoritaire électoralement (p. 13). Cela ne peut qu’avoir un effet sur le Parlement. En faisant de cette France périphérique une victime, Christophe GUILLUY veut surtout éviter tout débat sur le bilan au plan du bien commun de ces populations pavillonnaires.

5/ Le refus de la rotation

Tout ceci aboutit, assez paradoxalement, à une stigmatisation des populations de la France dite périphérique, décrites comme dépendantes des fonds publics (p. 97), assoiffées de protection (p. 180) et incapables de mobilité (p. 104), d’où un appel au protectionnisme (p. 185), à l’hostilité aux débats écologiques (p. 178) et à l’égoïsme national assumé (p. 9) : « A l’opposé des élites, la majorité des habitants des pays développés ne se réjouit que modérément de l’émergence d’une classe moyenne indienne ou chinoise. Elle constate au contraire que si les classes supérieures des pays développés et la classe moyenne chinoise ou indienne bénéficient de la mondialisation, leurs propres conditions de vie et de travail subissent une dégradation progressive. »

Les membres de la France périphérique sont donc voués, selon Christophe GUILLUY, à la passivité et seraient incapables de s’impliquer dans des actions où ils prendraient une position dirigeante à tour de rôle.

L’auteur se focalise trop sur la détention individuelle du patrimoine. Or, c’est un cadre de lecture inadapté pour analyser ce qui se passe en périphérie ainsi que les atouts dont disposent les habitants des espaces pavillonnaires. Malgré l’éloignement, le cadre de vie en France périurbaine peut être meilleur et la capacité à l’ouverture sur le monde supérieure à celle des Parisiens du fait de cet ancrage local rassurant qui permet d’aborder l’autre avec moins d’anxiété (http://www.laviedesidees.fr/Le-periurbain-France-du-repli.html).

L’intérêt de l’ouvrage est, néanmoins, qu’il illustre l’air du temps, à savoir une dédiabolisation du Front National sur fond de diabolisation des métropoles, antres de la mondialisation, avec stigmatisation des copropriétés qui s’y trouvent (p. 136), car elles sont perçue comme un lieu de durcissement du communautarisme utile à cette nomadisation croissante. Par opposition, pour Christophe GUILLUY, le pavillon est perçu comme favorisant l’ancrage local et doit être protégé, puisqu’il est le refuge d’une majorité invisible censée porter l’essence de la Nation.

Le coût environnemental prodigieux de cette approche est ignoré par cet auteur qui, il est vrai, on le répète, n’est pas membre d’EELV…

Tout le problème est que ce discours devient dominant et que la fascination pour le pavillon se renforce. Le défi, pour la coopération en copropriété, est de montrer que cette résignation à l’habitat dispersé et à l’étalement périurbain n’est pas une fatalité. En outre, il convient de démontrer que l’action collective est possible partout et qu’elle permet de recréer du lien, y compris entre ceux qui échangent entre eux au plan économique mais qui sont divisés par des conflits d’intérêts.